Titre | Le recours au travail au noir comme recherche de reconnaissance d’estime sociale ambivalente |
Auteur | Jérôme HEIM |
Directeur /trice | François Hainard |
Co-directeur(s) /trice(s) | |
Résumé de la thèse | L’introduction de la nouvelle Loi suisse sur le Travail au Noir en janvier 2008 (Conseil fédéral suisse, 2005) a été justifiée par l’apparente augmentation des activités économiques non déclarées au fisc et aux assurances sociales et par les conséquences censées être néfastes pour le fonctionnement économique du pays, le financement de l’Etat et sa crédibilité institutionnelle (Conseil fédéral suisse, 2002). La focalisation de la loi sur des mesures répressives au détriment de moyens incitatifs pour limiter le recours au travail au noir témoigne d’un accroissement de l’Etat pénal (Wacquant, 2004) pour lutter contre des formes d’illégalités dont les causes relèvent de situations de précarités économiques auxquelles l’Etat social peine à apporter des solutions (Heim, Ischer, Curty, & Hainard, 2010). En effet, les entretiens semi-directifs réalisés auprès d’une soixantaine de personnes ayant eu recours au travail au noir témoignent de parcours de vie caractérisés par des ruptures affectives, sanitaires, scolaires et professionnelles conduisant à des formes de pauvreté laborieuse (Heim, Ischer, & Hainard, 2011). Les activités économiques non déclarées sont par conséquent motivées par le maintien d’un certain niveau de vie et d’une estime de soi que le respect des règles légales ne garantit pas forcément. Dans un contexte socio-économique valorisant la notion néolibérale d’employabilité définie comme la capacité à s’inscrire constamment sur de nouveaux projets professionnels (Boltanski & Chiapello, 1999), l’estime sociale dont jouit une personne tend à être déterminée par la valeur marchande de sa performance sur le marché du travail et au revenu qui lui correspond (Honneth, 2008c). L’exercice d’une activité professionnelle est alors présenté comme le signe de l’autonomie individuelle et comme la condition pour parvenir à une réalisation de soi, voir même, dans les nouvelles formes d’organisation du travail, comme une véritable vocation personnelle (Honneth, 2008b). Néanmoins, l’accès à un travail mêlant épanouissement personnel et revenu suffisant n’est de loin pas garanti pour tout un chacun par le fonctionnement de l’économie capitaliste et l’Etat social ne parvient pas à pallier à ce déficit de moyen pour ceux qui en auraient la nécessité. Pire, la tendance à la responsabilisation individuelle qui caractérise de plus en plus le fonctionnement des assurances sociales (Hertz, Martin, & Valli, 2004; Merrien, 2002) a pour conséquence de reporter la responsabilité de leur situation sur les bénéficiaires eux-mêmes. Enfin, l’Etat-providence, les droits sociaux et les règles du droit du travail sont accusés d’être un frein à l’efficacité économique (Mach, 1999) et, selon ce nouvel esprit du capitalisme, à la réalisation de soi des travailleurs (Honneth, 2008c). Pour l’ensemble des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche, la situation de précarité économique qui les caractérise en tant que working poor est ressentie comme un déni de reconnaissance pour leurs compétences professionnelles et se traduit par un manque d’estime d’eux-mêmes que l’on peut qualifier avec Dubar de « crise d’identité professionnelle » (Dubar, 2007 [2000]). Dans la perspective d’une lutte pour la reconnaissance développée par Axel Honneth (Honneth, 2000), ces sentiments sont en effet liés à des attentes de reconnaissance qui auraient été déçus et qui conduisent les individus à rechercher leur réparation. En ce sens, le recours au travail au noir peut être considéré comme la recherche d’une reconnaissance d’estime sociale des capacités personnelles des personnes rencontrées, même si cela implique la violation des règles du droit du travail. Les règles institutionnelles sont au contraire dénoncées, sinon comme la cause de leur situation économique difficile, du moins comme l’obstacle à l’exercice de leur autonomie individuelle et donc à leur réalisation personnelle. S’il est illégal par son absence de déclaration au fisc et aux assurances sociales, le travail au noir est légal quant à ce qu’il produit, ce qui confère à cette pratique une certaine légitimité, au contraire du trafic de drogue par exemple. En outre, un travail non déclaré apporte à l’individu qui y recourt le sentiment de sa capacité à se débrouiller par lui-même (Williams & Windebank, 2000) indépendamment d’une aide ou d’une assurance sociale dont l’octroi peut être vécu comme stigmatisant (Paugam, 2005). Enfin, une expérience de travail au noir peut enrichir son parcours professionnel en augmentant ses compétences et son employabilité sans que les conditions légales de l’exercice de cette activité soient obligatoirement prises en considération. Néanmoins, la reconnaissance d’estime sociale visée par le recours au travail au noir reste ambivalente en raison de son illégalité qui empêche l’activité d’être publiquement dévoilée dans toutes ses dimensions et oblige le travailleur au noir à la discrétion et à la gestion d’éventuels sentiments de culpabilité (Heim, Ischer, & Hainard, 2010). L’introduction de la Loi sur le Travail au Noir renforce cette ambivalence en réprimant des tactiques individuelles (Certeau, 1990 [1980]) de lutte contre la précarité. Ce faisant, le législateur ne travaille pas à comprendre et à combattre les causes de ces activités illégales qui sont à rechercher dans la pauvreté laborieuse et ses conséquences sur le rapport à soi qu’entretiennent ceux qui la vivent. Il se concentre au contraire sur la répression contre les manifestations de ce problème social, stigmatisant encore davantage ceux qui essaient d’y échapper. Référence Boltanski, L., & Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard. Certeau, M. d. (1990 [1980]). L'invention du quotidien: arts de faire. Paris: Gallimard. Conseil fédéral suisse. (2002). Message concernant la loi fédérale contre le travail au noir du 16 janvier 2002. Berne: Secrétariat d'Etat à l'Economie. Loi fédérale concernant des mesures en matière de lutte contre le travail au noir du 17 juin 2005 (2005). Dubar, C. (2007 [2000]). La crise des identités: l'interprétation d'une mutation. Paris: Presses Universitaires de France. Heim, J., Ischer, P., Curty, G., & Hainard, F. (2010). Informal work and the penalization of individual responsibility: the Swiss case. World Society Studies, 2010. Heim, J., Ischer, P., & Hainard, F. (2010). Confiance, dédommagement et justification des enquêtés : une recherche qualitative sur des activités économiques non déclarées. Paper presented at the 2e colloque international francophone sur les méthodes qualitatives : Enjeux et stratégies, Lille. www.trigone.univ-lille1.fr/cifmq2009/data/CIFMQ& Heim, J., Ischer, P., & Hainard, F. (2011). Le travail au noir: pourquoi on y entre, comment on en sort? Paris: L'Harmattan. Hertz, E., Martin, H., & Valli, M. (2004). Le « feeling » : une logique sous-jacente au fonctionnement de l’Etat providence. Aspects de la sécurité sociale(2004, 1), 12-21. Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance. Paris: Les éditions du Cerf. Honneth, A. (2008b). La reconnaissance comme idéologie. In A. Honneth (Ed.), La société du mépris: vers une nouvelle Théorie critique (pp. 245-274). Paris: La Découverte. Honneth, A. (2008c). Les paradoxes du capitalisme: un programme de recherche. In A. Honneth (Ed.), La société du mépris: vers une nouvelle Théorie critique (pp. 275-303). Paris: La Découverte. Mach, A. (Ed.). (1999). Globalisation, néo-libéralisme et politiques publiques dans la Suisse des années 1990. Zürich: Seismo. Merrien, F.-X. (2002). Etats-providence en devenir : une relecture critique des recherches récentes. Revue française de sociologie, 43(2), 211-242. Paugam, S. (2005). Les formes élémentaires de la pauvreté. Paris: Presses Universitaires de France. Wacquant, L. (2004). Punir les pauvres: le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale. Marseille: Agone. Williams, C. C., & Windebank, J. (2000). Self-help and mutual aid in deprived urban neighbourhoods : some lessons from Southampton. Urban Studies 37(1), 127-147.
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