Titre

La Corée à la fête : Religions, nationalismes et célébrations religieuses en Corée du Sud

Auteur Adrian GASSER
Directeur /trice Jean-François Bayart (IHEID)
Co-directeur(s) /trice(s) Samuel Guex (UNIGE)
Résumé de la thèse

Loin de se conformer à l'image d'une société paisible et harmonieuse qu'on lui prête souvent à tort, les manifestations et les mouvements de protestations font intégralement partie du paysage politique depuis au moins un siècle. Qu'il s'agisse des soulèvements indépendantistes contre la colonisation japonaise (Guex 2016, 237‑39), des mouvements démocratiques opposée au régime militaire (Hyun 2005) et aux ingérences américaines (Fiori et Leveau 2014), sans oublier bien sûr l'immense "révolution des bougies" qui conduisit à la destitution de la présidente Park Geun-hye en 2016 (Sung 2017), ces différents événements suggèrent que la mobilisation organisée occupe une place prépondérante dans la vie socio-politique sud-coréenne.

 

Depuis 2008, un acteur inhabituel et autrefois politiquement discret s'est lui aussi saisi de ce levier pour mettre ses revendications à l'agenda politique (Kübler et De Maillard 2009, 28). L'Ordre Jogye (Chogye Chong, 조계종) la branche majoritaire du bouddhisme coréen, a notamment défié la police sud-coréenne en offrant l'asile à des syndicalistes (Choi 2013; Hyun-ju 2015) et a organisé deux manifestations contre le "favoritisme chrétien" pratiqué, selon eux, par le gouvernement sud-coréen. En août 2008 et en janvier 2022, plusieurs dizaines de milliers de moines et de fidèles bouddhistes se sont réunis au temple Jogye, le siège de l'ordre niché en plein coeur de Séoul, avant de manifester et d'organiser des prières collectives dans les rues de la capitale. Quelle était la pomme de la discorde ? La communauté bouddhiste s'est estimée discriminée par les gouvernements de Lee Myung-back (2008-2013, membre du Parti Saenuri et de l'église presbytérienne) et de Moon Jae-in (2017-2022, membre du Parti démocrate et de l'église catholique), coupables selon eux de sciemment entretenir une politique pro-chrétienne aspirant à marginaliser le bouddhisme sur la péninsule. Dans les détails, les bouddhiste déplorent la surreprésentation de Coréens de foi chrétienne au sein des cabinets présidentiels, l'invisibilisation et la sous-dotation de leurs temples ainsi que l'inaction du gouvernement vis-à-vis des agressions, menaces et injures régulièrement proférés par des pasteurs protestants à leur encontre (Sang-Hun 2008; Ga-young 2022; Choi 2012). Et détail d'importance, les revendications de l'Ordre Jogye demandaient en 2022 " the introduction of new laws and measures to prevent further religious discrimination against Buddhism and both preserve and acknowledge the rich Korean tradition of the faith" (Ga-young 2022). Faut-il en déduire que la tradition "coréenne" du bouddhisme ne va pas de soi? Que le bouddhisme est devenue une religion indésirable en Corée du Sud?

 

Loin de constituer un épiphénomène, ces mouvements de contestation bouddhistes ont le mérite de battre en brèche la thèse culturaliste selon laquelle le paysage religieux sud-coréen serait marqué du sceau de la coexistence harmonieuse. L'idée que la Corée du Sud aurait réalisé la "paix des religions" sur son sol est défendue par de nombreux sociologues coréens, à l'instar d'Andrew Kim, qui je cite, affirme que "Shamanism, Buddhism, and Christianity as well as a whole spectrum of new religious movements co-exist peacefully in one of the most religiously pluralistic countries in the world" (W. Hong et Kim 2017, 21; S. Hong 2017). Relativisant ce discours, la politisation récente du bouddhisme révèle des tensions entre les différentes communautés religieuses et l'État sud-coréen, ce dernier étant accusé de contrevenir aux principes de la liberté religieuse et de la séparation entre le politique et le religieux, droits pourtant garantis par la Constitution sud-coréenne (Luca 2011, 317). Plutôt que de considérer ces fractures comme des anomalies culturelles ou des exceptions qui viendrait perturber la bonne marche d'un idéal sociétal, je propose de les concevoir comme un objet de réflexion. Car en effet, la dénonciation bouddhiste du "favoritisme chrétien" de l'État suggère que loin d'être des champs hermétiques, le religieux et le politique communiquent et entretiennent des rapports de force entre eux. A ce stade, plusieurs hypothèses semblent se dégager :

 

- Hypothèse 1 : L'État sud-coréen est défini par certains acteurs comme étant un "État chrétien, et non pas comme un État laïc.

- Hypothèse 2 : La légitimité nationale du bouddhisme ne va pas de soi, et elle a suscité une prise de position politique de la part du clergé.

- Hypothèse 3 : Derrière le narratif de "la paix des religions", certaines religions coréennes sont non seulement perçues comme "plus coréennes" que les autres, mais elles doivent se "coréaniser" afin de légitimer leur droit de cité.

 

Intégrer les phénomènes religieux à l'étude du social ne date pas d'hier. A l'intersection de la sociologie historique et de l'anthropologie du religieux, un courant de recherche propose de dépasser la thèse selon laquelle le religieux et le politique seraient deux objets radicalement différents, car pour eux, ces deux objets seraient historiquement co-constitutifs (Brotons et al. 2011; Gorski et Türkmen-Dervisoglu 2013; Gorski 2000; Brubaker 2012; Asad et Amer Meziane 2018; Roy 2019; Bayart 2018a). Ces auteurs ont réintroduit la variable religieuse dans leur effort de compréhension des processus et des événements contemporains, car pour eux, le religieux s'apparenterait à un répertoire de sens et d'actions qui non seulement informe la manière dont les "individus habitent le monde" (et qui renvoie à l'idée de subjectivation de Gilles Deleuze, à savoir la "production des modes d'existence ou des styles de vie") (Bayart 2018b, 157), mais qui constitue également une ressource susceptible d'être politisée par des "entrepreneurs de l'identité" (Noiriel 2007).

 

Dès qu'on les applique à la Corée du Sud, ces propositions portent un coup d'estocades à la thèse de l'homogénéité ethnique et culturelle. Selon ce narratif ethnonationaliste, tous les Coréens seraient constitués depuis des millénaires par une même identité culturelle et raciale, transmise par le sang (Guex 2016, 20). Ce discours est un puissant instrument de mobilisation identitaire, et il alimente aujourd’hui la xénophobie à l’égard des anciens colonisateurs Japonais, accusés d'avoir tenté de détruire les fondements de la "coréanité" (Shin 2006; Guex 2016; Park 2012; S. Kim 2014). Néanmoins, ce discours unificateur et primordialiste résiste mal à un exercice d'historicisation, car si l'on se penche sur l'histoire du nationalisme sud-coréen, on réalise rapidement qu'on parle de choses différentes qui n'ont pas forcément beaucoup de points en commun. A cet égard, le socio-historien Shin Gi-wook a révélé que les discours sur la nation ont été énoncés par une diversité d'acteurs - parmi lesquels des anthropologues et missionnaires occidentaux, des administrateurs et universitaires japonais, et parmi les Coréens, citons les lettrés confucéens, les expatriés et les maquisards marxistes - qui ont pioché dans différents répertoires identitaires, comme le marxisme, le ruralisme, l'universalisme et l'ethnonationalisme. En bref, loin d'être homogène ou biologiquement déterminé, le nationalisme sud-coréen est historiquement situé, polysémique et fragmenté (Shin 2006). Mais parmi les répertoires identitaires étudiés par la littérature, très peu d'études se sont penchées sur le religieux et sur son enchevêtrement avec le nationalisme. Et pourtant, cette perspective d'analyse est potentiellement riche, car sans elles, il semble non seulement difficile de comprendre les mobilisations bouddhistes de ces dernières années, mais les courants nationalistes coréens eux-mêmes.

 

Encore mineurs à l'échelle académique, certains travaux récents montrent que derrière les identités nationales coréennes, il y a du religieux. Kenneth Wells a par exemple esquissé les contours d'un courant nationaliste protestant qui, lorsqu'il était actif entre 1896 et 1937, concevait la Corée en termes divins et modernistes. D'autres recherches ont aussi montré que l'Église catholique coréenne autorise les pratiques de butinages religieux afin d'attirer des Coréens aux pratiques traditionnelles "superstitieuses" (Baker 2013), tandis que d'autres ont relevé l'émergence de "religions nationales traditionnelles (comme le Cheondoïsme) qui sont porteuses d'une identité ethno-nationale et rejettent les "religions étrangères" (comme le bouddhisme, considéré comme une "religion chinoise") (Grayson 2002). Ces exemples ne suggèrent-ils pas que les individus, loin de vivre leur foi et leur patriotisme de manière séparée, joignent parfois les deux ?

 

A contrecourant de l'image d'Épinal qui conçoit la Corée du Sud comme un havre de paix où l'État et les religions coexisteraient harmonieusement, des articles de journaux et travaux académiques épars suggèrent que le conflit y fait non seulement partie intégrante de la vie religieuse, mais que lorsqu'il jaillit, il peut avoir pour objets la définition de la nation et la place sociale du religieux. Tout en se penchant sur les rapports historiques et triangulaires qu'entretiennent l'État et les deux principales communautés de foi du pays, à savoir les bouddhistes et les chrétiens (qui englobent à elles deux plus de 43,5% de la population total) (The Korea Herald 2022), notre travail pose la question suivante : dans quelle mesure la relation entre le bouddhisme, le christianisme et l'État participe à la formation de l'État-nation en Corée du Sud ? Aspirant à restituer l'historicité et la pluralité des identités sud-coréennes, ce travail part d'un parti-pris épistémologique sinon d'une idéologie personnelle, à savoir que la critique des approches essentialistes et culturalistes des sociétés humaines (qui voudrait que les Coréens soient coréens par transmission et hérédité plutôt que par socialisation) encourage la coexistence entre individus de trajectoires sociales diverses. Endossant la cape du militantisme académique, ce travail a un "ennemi juré" : la xénophobie et l'ultranationalisme, qui sous couvert de ressentiment anticolonial et de la croyance en l'existence naturelle d'une Corée plurimillénaire, excitent la haine antijaponaise (Guex 2016, 13‑15), la discrimination légal des minorités non-coréennes sur base d'un Jus sanguinis (Shin 2006, 234‑35) mais aussi le rejet de requérants d'asile yéménites (Sang-Hun 2018). Mais comment repérer et isoler empiriquement des "identités coréennes bouddhistes" et des "identités coréennes chrétiennes" - ne sont-elles pas des entités abstraites et invisibles ?

 

Afin de "traquer" ces identités hybrides, cette recherche va s'appuyer sur une enquête de terrain en Corée du Sud. Partant de l'hypothèse que les célébrations religieuses sont des espaces où se croisent et s'enchevêtrent des représentations religieuses et nationales, nous prendrons pour objet d'investigation trois fêtes: les fêtes chrétiennes de Noël (Keuriseumaseu 크리스마스) et de la Semaine Sainte (Seongjoukan, 성주간) puis l'Anniversaire de Bouddha (Bucheonim oshin nal 부처님 오신 날). D'une durée de 8 mois, l'enquête de terrain se subdivisera en trois séries d'observations participantes (d'une durée d'un mois chacune) et en 22 entretiens semi-directifs. Tandis que la mobilisation de la littérature secondaire me permettra d'éclairer les coulisses historiques de la "scène sociale" où seront "jouées" les célébrations religieuses, l'approche ethnographique me permettra non seulement d'observer le quotidien, les pratiques (de foi) et les discours des individus qui y prennent part, mais également de construire un certain savoir sur la Corée avec l'aide des Coréens eux-mêmes, selon l'approche de la "double herméneutique" (Giddens 1987, 20‑21).

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