Sur les classes moyennes : réflexions sur l'imaginaire politique d'un ordre intermédiaire

Mercredi 16, Jeudi 17 et Vendredi 18 novembre 2005

Centre de rencontres de Cartigny
21, rue du Temple
CH – 1236 Cartigny

Plan d’accès : www.centre-cartigny.ch/acces.htm

Responsables: Association Carnets de bord, p/a Cristina FERREIRA, Dipl. en sociologie et Cornelia HUMMEL, Dr. en sociologie

Modalités didactiques: Séminaire résidentiel de 3 jours : interventions et débats.

Conditions de participation: Lecture préalable des textes indiqués par les intervenants.

Attestation de participation: Une participation active aux travaux du séminaire résidentiel donne droit, pour celles et ceux qui le souhaitent, à la délivrance d’une attestation de participation co-signée par les responsables de l’association Carnets de bord et par la direction de l’école doctorale.

Délai d’inscription: 21 octobre 2005 au plus tard.

Argument

Au cours des années 1980, les sciences sociales ont vu apparaître des thèses annonçant la fin de la société de classes, à laquelle se serait substituée une société fortement individualisée. Dans ce contexte, le concept même de classe sociale perd de sa force analytique au profit de notions telles que strates, couches, milieux, réseaux. Suivant cette idée, certains parlent de "moyennisation" pour décrire la structure sociale des sociétés avancées contemporaines. On suggère par là que le double mouvement de standardisation et d'individualisation des styles de vie, des pratiques de consommation, etc., conduit à ranger la grande majorité des individus dans une nébuleuse sociale nommée "classes moyennes". En quoi ces thèses rendent justice à la réalité sociale ? Contribuent-elles à minimiser les conflits, à les réduire à des convulsions accidentelles ou à des actes individuels désespérés ? Les thèses de la moyennisation traduisent-elles davantage des revirements théoriques et l'embarras face à la tradition critique?

Le séminaire a pour objectif de discuter ces thèses, de les soumettre à l'épreuve de la réflexion théorique et du regard socio-historique. Pour ce faire, il convient de reprendre la notion même de classe moyenne, d'analyser ses usages à d'autres périodes (histoire des idées, controverses intellectuelles et idéologiques) et de rappeler les enjeux socio-politiques dont elle fait l'objet (utopies sociales). Il s'agira dans un premier temps de faire la généalogie des classes moyennes, en tant que représentation de la structure sociale, en tant qu'objet d'étude des sciences humaines et enjeu théorico-politique. Les essais classiques sur la psychologie des classes moyennes, l'évolution des grilles de classification, la problématique de classes moyennes dans l'histoire et l'historiographie suisses : autant de portes d'entrée pour le débat sur l'imaginaire politique et sur les dispositifs institutionnels par lesquels les classes moyennes ont pris forme.

Sur la base de cette discussion préliminaire, le regard se posera ensuite sur le contexte contemporain. Compte tenu des transformations socio-historiques du capitalisme observées à partir de la fin des années 1970 et accentuées au cours des années 1990, comment "se portent" les classes moyennes ? Par quelles stratégies de reproduction ces classes tentent de préserver leur position et défendre leurs intérêts face aux autres classes ? Les barrières entre les classes et les enjeux distinctifs appartiennent-ils au passé du capitalisme industriel précédent ? Au sein même des classes moyennes, quels rapports solidaires et conflictuels ont lieu entre les différentes fractions (salariés engagés dans les entreprises privées et publiques, indépendants, professions libérales, etc.) ? Peut-on identifier de "nouvelles classes moyennes" nées avec le capitalisme flexible, informationnel, financier ?

Les analyseurs ne manquent pas pour traiter ces questions : les modes de recrutement professionnels et l'émergence de nouvelles pathologies dans le monde du travail, les conflits autour de l'Ecole, l'accès à la propriété immobilière, la redéfinition de la responsabilité parentale et les normes éducatives actuelles, les mouvements citoyens et la critique écologique, les métamorphoses du service public, la moralisation et la pénalisation des problèmes sociaux, les associations des petits actionnaires et leur réaction aux scandales financiers.

 

Intervenants et résumés des interventions

Jacques Coenen-Huther (Sociologue, Université de Genève)Le concept de classe sociale, source d’incertitudes théoriques

Le flou conceptuel qui entoure la notion de classes moyennes est en partie la conséquence des incertitudes liées au concept de classe sociale. La classe sociale peut être considérée comme une catégorie descriptive ou comme une catégorie analytique. Dans le premier cas, on se situe en amont de l’élaboration théorique et on cherche à dépouiller la notion de tout élément non immédiatement traduisible en variable opératoire. Dans le second cas, la notion n’a de sens que dans le cadre d’une théorie déjà constituée et le rapport à la réalité empirique est moins immédiat. Chacune de ces options, liée plus ou moins directement à des préférences idéologiques, a une influence sur la manière de concevoir les classes moyennes et d’envisager leur évolution.

A lire : Dahrendorf, Ralf, Soziale Klassen und Klassenkonflikt in der industriellen Gesellschaft, Stuttgart, Ferdinand Enke 1957. Tr. angl. Class and Class Conflict in an Industrial Society, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1961. Tr. fr. Classes et conflits de classes dans la société industrielle, Paris/La Haye, Mouton, 1972.

Hans-Ulrich Jost (Historien, Université de Lausanne)
« Les classes moyennes: perspective historique et analyse du concept »

Dans le cadre des mouvements sociaux et politiques, le concept de classe moyenne s'était manifesté vers la fin du 19e siècle. Au cours du 20e siècle, et notamment dans la période de l'entre-deux-guerres, des organisations revendiquant la défense des classes moyennes ont joué un rôle important, parfois en tant que partenaires des droites extrêmes. Ce survol historique nous permettra d'analyser les concepts, souvent très contradictoire, qui se trouvent à la base de ces mouvements.

A lire: Serge Berstein, "Les classes moyennes devant l'histoire", in Vingtième siècle, janvier-mars 1993, n° 37, p. 3-12.

Olivier Voirol (sociologue, Université de Lausanne)
Visibilité et invisibilité des classes sociales. Réflexions à partir des « classes moyennes »

 

Les termes de visibilité et d'invisibilité sont couramment utilisés dans les sciences sociales et appliqués à des groupes sociaux, voire à des classes sociales. Il est ainsi question d'une classe ouvrière devenue invisible alors qu'elle occupait, il y a encore quelques décennies, une place majeure dans l'espace social - et surtout dans les modalités de sa mise en intelligibilité. Ces constats d'invisibilité de collectifs portent aussi sur des sous-groupes sociaux ou des "minorités ". Et c’est d’ailleurs davantage sur ces derniers que la réflexion sociologique sur l'invisibilité des groupes a porté. Mais qu'entend-on au juste lorsque l'on parle d'invisibilité d'une entité collective, que ce soit un groupe social ou une d'une classe sociale ? Je tenterai de délimiter le champ conceptuel de la visibilité et de l'invisibilité en m'inspirant des développements actuels sur les concepts de mépris et de reconnaissance dans la théorie sociale contemporaine. Les recherches sociologiques sur les classes moyennes se révéleront ainsi d'un intérêt particulier : ces classes n'ont-elles pas été décrites comme "survisibles", en quelque sorte, compte tenu de leur rôle privilégié dans la production symbolique et communicationnelle ? C'est donc à partir de ce cas que je tenterai de préciser ce qu'on peut entendre lorsque l'on parle de la visibilité ou de l'invisibilité d'une classe sociale.

A lire : Numéro de la revue Réseaux : " Visibilité/invisibilité ", n°129-130, 2005.

Autres références complémentaires :
- Christin, Olivier, " Comment se représente-t-on le monde social? ", in Actes de la recherche en Sciences Sociales, n°154, septembre 2004, pp.3-9.
- Beaud, Paul, La société de connivence. Médias, médiations et classes sociales, Paris, Aubier, 1984.
- Beaud, Stephane & Pialoux, Michel, Retour sur la classe ouvriere, Paris, Fayard, 1999,
- Honneth, Axel, Unsichtbarkeit. Stationen einer Theorie der Intersubjektivität, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2003.

Fabrice Plomb et Muriel Surdez (Sociologues, Université de Fribourg)
Espace des groupes sociaux et déplacements des représentation(s) politique(s) en Suisse : des artisans et avocats de la fin du 19e siècle aux cadres techniques d’aujourd’hui

Cette contribution interroge le rapport entre la transformation des groupes sociaux et leur représentation dans l’espace public. Elle revient dans un premier temps sur les logiques historiques de construction de l’identité des groupes professionnels. A l’exemple des artisans et des avocats, groupes « intermédiaires » qui se trouvent menacés dans leur position, nous montrerons comment les représentants et les membres de ces groupes déploient des stratégies pour normer uniformément les voies de formation et ainsi se réserver des débouchés économiques. Ce mouvement « d’auto-constitution » passe par la création d’instances de représentation au niveau national et régional qui diffusent de nouvelles images des groupes en question. Mais il est aussi tributaire de l’extension des formes d’action étatique, les administrations et pouvoirs politiques cantonaux et fédéraux mettant en place des dispositifs relayant ou contrecarrant les visées des groupes susmentionnés.

Dans un deuxième temps et sur la base de l’enquête européenne SIREN que nous avons menée, nous reprendrons ces mêmes éléments d’analyse pour examiner comment les rapports au monde social et politique dans les années 1990 se sont transformés pour les individus soumis à de nouvelles formes de gestion et de participation dans les entreprises et à la restructuration des secteurs économiques. Nous verrons si les représentations politiques, notamment la proximité idéologique avec les partis d’extrême-droite, et les stratégies de défense des membres de groupes intermédiaires en déclassement ou en ascension se sont individualisées. Il s’agira de comprendre comment « perdants » et « gagnants » de la modernisation, pour reprendre des termes convenus de l’analyse journalistique et politique, se retrouvent dans le même camp, avec pourtant des trajectoires et des opinions opposées. Classes moyennes au pluriel ou agrégation d’une moyenne d’opinions ?

A lire :
- Surdez Muriel, 2003, "La confection des diplômes à croix suisse. Standardisation des certifications et construction du national dans l'espace helvétique de la fin du 19° siècle", Revue suisse de science politique, vol. 9, 3, pp. 59-82.
- Francesca Poglia Mileti, Riccardo Tondolo, Fabrice Plomb, Franz Schultheis, (et al.), 2002, Modern sirens and their populist songs : a European literature review on changes in working life and the rise of right-wing populism, Wien, Forba – Forschungs und Beratungsstelle Arbeitswelt, Neuchâtel, Editions EDES.

André Ducret (Sociologue, Université de Genève)
Halbwachs, lecteur de Weber, ou comment définir les classes moyennes

Plusieurs sociologues se posent durant les années trente la question des « classes moyennes », qui représentent alors un enjeu politique majeur. Parmi eux, Maurice Halbwachs qui, dès 1905, s’interroge sur les critères au nom desquels différencier les classes sociales. En 1912, sa thèse sur la classe ouvrière et les niveaux de vie construit, pour ainsi dire, « en creux », une définition des classes moyennes sur laquelle il revient en 1933, suite à son expérience américaine. Entre temps, il aura longtemps enseigné à Strasbourg et approfondi sa connaissance de l’œuvre de Max Weber, ce qui le conduira à mettre l'accent sur les motifs, ou encore la « conduite de vie » caractéristiques de chaque classe sociale. En 1938, dans son Esquisse d’une psychologie des classes sociales, il insiste sur le rapport entre répartition des dépenses, « genres de vie » et « mobiles dominants ». Ce qui relie le sociologue de la stratification sociale à celui de la mémoire collective ainsi que les difficultés qu’il rencontre pour cerner cet objet virtuel que sont alors les classes moyennes retiendront notre attention.

A lire : Halbwachs Maurice, « Les caractéristiques des classes moyennes », Classes sociales et morphologie, Paris : Minuit, 1972, 95-111.

Dominique Joye (Sociologue, Université de Neuchâtel)
"De la mesure des classes moyennes". Les classes moyennes dans les catégories statistiques: exemples suisses et étrangers

D'emblée le terme de classe moyenne pose problème: moyenne par rapport à quoi?, à quel critère? Est-ce que le modèle de classe se construit sur des dimensions continues, sur lesquelles il suffit de calculer une moyenne pour avoir la réponse? Pour répondre à cette question, je propose de revenir sur quelques modèles de classes ou, plus généralement de position sociale, pour reposer la question de la classe moyenne. Le premier est le modèle de Wright, tel que développé dans Classes (1985) où, tout à la fois, il y a des positions moyennes suivant les critères considérés mais en même temps où ce sont les contradictions de position qui sont mises en valeur. Le deuxième peut être celui des CSP suisses, où encore une fois, l'intérêt est sans doute plus dans les tensions résultant des différentes dimensions de classement que dans un calcul de moyenne, supposant une équivalence quelconque. Le troisième est la proposition d'une typologie des positions socio-économiques développée par Rose et al., et présentée comme nouveau standard européen tout en étant élaboré dans une perspective très marquée par Goldthorpe. Là encore, si l'on accepte l'idée que la relation d'emploi est à la base de la mesure de la position sociale, la notion de classe moyenne devient difficile, a fortiori dans une perspective comparative. En somme, si tout le monde s'accorde sur les positions extrêmes de la stratification, la classification de ce qu'il y a entre fait problème. Est-ce là le destin des classes moyennes?

A lire : Manfred Max Bergman, Dominique Joye, Comparing social stratification schemas : CAMSIS, CSP-CH, Goldthorpe, ISCO-88, Treiman and Wright.
Document à télécharger sur le site : www.sidos.ch/publications

Daniel Thin (Sociologue, Université Lumière Lyon II)
Les familles populaires sous l’emprise des logiques éducatives dominantes à travers la scolarisation

L’analyse des relations entre familles populaires et agents de l’institution scolaire montre que celles-ci sont traversées par une confrontation et une tension entre logiques socialisatrices divergentes. Les pratiques socialisatrices des familles populaires, dominées symboliquement, et subissant la contrainte des exigences scolaires, sont ainsi confrontées aux normes éducatives de l’école et des enseignants. Si ces derniers doivent « faire avec » les pratiques familiales, ils n’en construisent pas moins des catégories de perception qui tendent à renvoyer les familles du côté de l’incurie éducative, de la défaillance ou de l’inadaptation. En outre, l’action qu’ils conduisent en direction des familles (souvent épaulés par les travailleurs sociaux), relève le plus souvent d’une action pour transformer les pratiques familiales, voire pour transformer les familles, de telle sorte que leurs pratiques, l’organisation familiale, etc. soient conformes au modèle éducatif porté non seulement par l’école mais aussi par les fractions des classes moyennes salariées auxquelles appartiennent enseignants et travailleurs sociaux. Cette logique d’emprise et d’action sur les familles est poussée à son acmé lorsque les enfants des familles populaires sont en ruptures scolaires et sont catégorisés comme relevant de prises en charge éducatives spécifiques. C’est alors tout un maillage combinant dispositifs et agents de l’institution scolaire, du travail social, de la justice et parfois de la médecine qui se met en place pour « accompagner » les familles, l’« accompagnement » pouvant être vu comme une nouvelle modalité de normalisation et de moralisation des familles populaires. Je traiterai de ces différentes questions à partir de mes recherches sur les relations entre les familles populaires et l’école et de mes recherches plus récentes sur les dispositifs relais associant enseignants, éducateurs spécialisés et éducateurs de justice, assistantes sociales, etc. et chargés des collégiens en ruptures scolaires.

A lire :
- Daniel Thin, Quartiers populaires : l’école et les familles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998.
- Daniel Thin, « Les relations entre familles et enseignants en milieux populaires : rencontres improbables et contraintes réciproques », in Sébastien Ramé, Insertions et évolutions professionnelles dans le milieu enseignant, Paris, L’Harmattan, 2001.

Christophe Delay (Doctorant en sociologie, Université de Genève)
La "maltraitance" en tant que problème public et instrument d'encadrement des familles; analyse de l'émergence d'un nouveau régime normatif de savoir-éduquer (1990-2005).

Ces 15 dernières années se caractérisent par une augmentation de la sensibilité collective autour du phénomène de la maltraitance à l'encontre des enfants sur le territoire genevois, attention publique qui se traduit notamment par une augmentation des signalements dans les divers services de l'Office de la Jeunesse. Cette préoccupation nouvelle autour de la question de l'enfance en danger, qui suscite une forte indignation et se traduit par de nouvelles formes d'encadrement des familles jugées "maltraitantes" doit être restituée, pour bien être comprise, à l'intersection de 4 processus de transformations sociales actuellement observables dans nos sociétés capitalistes, liés à une même dynamique sociohistorique, à savoir:

1) un sentiment d'insécurité croissant, produit à la fois de l'ébranlement de l'Etat social et des attentes de sécurité que sa constitution a crée 2) une nouvelle conception de l'enfant comme sujet de droit et un nouveau modèle éducatif normatif qui lui est attaché 3) l'affinité entre ce modèle éducatif normatif et le nouvel esprit du capitalisme; et 4) finalement l'émergence d'un nouveau type de régulation publique à caractère social-libéral. Après avoir mis en évidence quelques-unes des conditions socio-historiques d'émergence de cette nouvelle inquiétude autour de l'enfant en danger, il conviendra de s'intéresser aux pratiques de signalement en tant que "structures structurantes": elles sont le fruit de préoccupations d'enseignant-e-s, infirmières scolaires, travailleurs sociaux, médecins et spécialistes du psychisme qui appartiennent à différentes fractions des classes moyennes et privilégiées. On fera ici l'hypothèse que ces classes moyennes, au-delà des différences qui les caractérisent, partagent un certain nombre de valeurs en commun, normes de savoir-éduquer et définition de la bonne parentalité universelles et arbitraires, faites par elles-mêmes et pour elles-mêmes, qu'elles imposent aux classes populaires qui n'ont pas les moyens matériels, symboliques et culturels d'éduquer de manière "bientraitante". Tout se passe comme si le processus de civilisation des mœurs familiales était toujours en cours…

Les résultats présentés au cours de l'exposé sont issus d'une recherche qui a donné lieu à un rapport final: F. Schultheis, A. Frauenfelder, C. Delay (2005), La maltraitance envers les enfants: entre consensus moral, fausses évidences et enjeux sociaux ignorés; analyse sociologique des transformations du rapport social à l'enfance dans le canton de Genève depuis 1990.

A lire: Boltanski L. (1969) "Une mission civilisatrice" & "La transmission des règles de puériculture" in Prime éducation et morale de classe, Paris, éd. Ecole des hautes études en sciences sociales, p.19-86.

Olivier Godechot (Sociologue, Centre Maurice Halbwachs, CNRS/ENS, Paris)
Les salariés de l’industrie financière et la structure de classe. Une approche par les revenus.

L’approche des classes sociales, tant par les économistes classiques (Smith, Ricardo) que par Marx, accorde une importance cruciale à la nature des revenus (profit, rente, salaire) et aux droits de propriété qui les fondent (propriété du capital, de la terre ou de la force de travail). Parce qu’elles ne permettaient pas de bien comprendre les recompositions sociales issues de la salarisation et de la tertiarisation des sociétés industrielles, ces théories ont été de fait abandonnées en sociologie au profit d’approches multi-critérielles de la stratification sociale, lesquelles accordent une grande place au statut et au style de vie. Dans certains cas, les revenus ne sont plus qu’un indicateur parmi d’autres de la quantité de biens et de services marchands dont les ménages peuvent disposer. La dimension de la compétition pour l’appropriation du surproduit social et la conflictualité contenue dans toute répartition des richesses sont alors ipso facto évacuées. Réhabiliter cette thématique marxienne ne signifie pas nécessairement renouer avec le lourd appareillage de la valeur travail mais plus largement accorder une plus grande attention à la répartition des revenus au travail, et en tout premier lieu des salaires, et aux droits de propriété, implicites ou explicites, mobilisables par les parties prenantes pour capturer les fruits de l’activité collective.

L’industrie financière constitue de ce point de vue un laboratoire très intéressant, en raison de l’importance des rémunérations – comme montant et comme enjeu. Vu globalement les salariés ont imposé un rapport de force très favorable au travail à contre-courant des autres secteurs. À regarder comment les bonus sont distribués, comme une part du profit ou une part de la « valeur créée », on constate un ironique renversement. Le discours de la création de valeur omniprésent dans ce secteur, tant comme justification idéologique que comme pratique comptable, est in fine moins mis au service de la création de valeur pour les actionnaires que pour les salariés. Nous avons ici un exemplaire renversement où les salariés de la finance semblent s’approprier un régime de vérité comptable établi pour favoriser le capital. Les salariés de la finance, bras armé du capital, semblent en fait s’autonomiser de l’épaule actionnariale.

Mais à regarder le salariat de la finance comme un tout, on offre ici une vision macro insuffisante. En fait, le salariat est constitué d’un ensemble de groupes, de strates, qui occupent des positions inégales et antagonistes dans la distribution du profit et que sous certaines conditions on peut qualifier de classes. Pour cela, il faut voir alors l’organisation du travail comme une allocation de droits de propriété sur les actifs de l’entreprise. Ces droits de propriété implicites deviennent alors le support de l’appropriation du profit par les salariés les mieux dotés au détriment de ceux qui le sont moins : les salariés disposant des actifs les plus importants et les plus détachables, peuvent à la fois réclamer légitimement le profit comme le fruit de leurs actifs et l’obtenir en menaçant, véritable « hold-up », de redéployer leurs actifs en interne ou en externe. Loin d’opposer la superstructure et l’infrastructure, ce mécanisme inégalitaire de partage des richesses trouve son fondement dans un ordre autant matériel que symbolique, celui de l’organisation du travail financier.

A lire :
- Godechot, Fleury, 2005, "Les nouvelles inégalités dans la banque", Connaissance de l'emploi, n°17.
- Godechot, 2005, "Hold-up en finance. Les conditions de possibilité des bonus élevés dans l'industrie financière", Document de travail du CEE, n°44.
(Textes téléchargeables sur le site Web personnel d’Olivier Godechot)

Lionel Thelen (sociologue, Université de Genève)
L’entreprise temporalisée comme révélateur des clivages intra-classes moyennes

Cette contribution aborde la question de la temporalité de la firme ou plutôt de la diversité des temps qui caractérisent les différents mondes sociaux de l’entreprise et, par-là, ceux qui y travaillent. La strate majoritaire des travailleurs des entreprises de service – des employés de base aux cadres intermédiaires – se réclament aujourd’hui des classes moyennes, ce que leurs modes de vie et leur pouvoir d’achat, par leur similarité, viennent par ailleurs confirmer. De fait, si les classes sociales sont loin d’être agonisantes, notre société tend toujours à considérer qu’elles se ‘moyennisent’ grâce à une mobilité sociale ascendante initiée durant les ‘trente glorieuses’. L’entreprise et les transformations qu’elle subit depuis une quinzaine d’années (intensification du travail, mainmise de la GRH, extension du travail par projet, du ‘just in time’, etc.), tout en participant à l’illusion de la moyennisation, notamment au-travers de la diminution des échelons hiérarchiques, impose peu à peu de nouvelles césures au sein d’une strate de collaborateurs en apparence homogène. En utilisant des entretiens de travailleurs et de managers réalisés au cours d’une recherche sur les entreprises en Suisse, nous mettrons l’accent sur l’émergence de ces scissions et ce, au-travers de la prise en compte de l’impact différentiel qu’exerce la firme sur la perception et l’horizon temporel des divers types de collaborateurs mentionnés.

A lire :
- Chauvel, Louis (1998), « Classes et générations. L’insuffisance des hypothèses de la théorie de la fin des classes sociales », in www.cepremap.ens.fr/~levy/chauvel.rtf (12 pages)
- Bell, Emma (2001), « The Social Time of Organizational Payment Systems », in Time and Society, Vol. 10(1): 45–62. (18 pages)

Jean-Pierre Delchambre (Sociologue, Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles)
Le "combat ordinaire" : les classes moyennes face à la "crise de l'illusio"

Les difficultés et malaises des positions moyennes sont souvent interprétés à partir de diagnostics culturels et moraux postulant une "crise du sens", une "perte des repères", voire une "désymbolisation". A rebours de ces lectures, nous voudrions suggérer que la situation des classes moyennes, référée à un contexte qui voit s'accroître les exigences et incertitudes dans tous les domaines de l'existence, gagne à être élucidée dans une optique pragmatique évaluant le coût et les conséquences de la "mise en jeu" dans les configurations actuelles. Empruntant à Bourdieu le concept d'illusio, on se propose de le discuter et de l'aménager, dans la perspective d'une socio-anthropologie du jeu, de façon à en faire le concept-pivot d'une approche de l'économie symbolique de la croyance et de la déception (cf. notions d'intéressement, de croyance comme disposition, d'investissement dans le jeu, d'illusionnement et de désillusionnement, de confiance de base et de vie précaire, de rentabilité différentielle des illusions, etc.). Nous défendrons l'idée d'une "crise de l'illusio", ou mise à mal de la capacité à "se prendre au jeu" dans les conditions actuelles (qu'il s'agira de préciser). A noter que notre communication pourrait porter comme sous-titre : la baisse des taux d'intérêt, de la métaphore au concept.

A lire : Jean-Pierre Delchambre, 2005, "La peur de mal tomber", Carnets de bord, n°9.