Sociologie et pluralité interprétative
Sociologie et pluralité interprétative
Séminaire méthodologique du programme doctoral romand en sociologie
En collaboration avec l'Ecole doctorale en sciences de l'éducation
Vendredi 30 mars 2007, Université de Lausanne
Lieu : Institut suisse de droit comparé (ISDC), salle de colloque
Responsable: André Petitat, professeur ordinaire à l'Institut des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne
Argument
Les témoins accueillent rarement une même action ou un même récit de façon identique. Les sociologues eux-mêmes, dans leurs désaccords persistants, offrent une image plurielle de l’interprétation du monde social. Ce fond pluriel semble une caractéristique universelle des interactions humaines.
Lorsque les sciences humaines et sociales se sont démarquées des sciences de la nature, elles ont ainsi dû faire face à cette question. Elles ont souligné que leur objet central consistait en sujets tournés vers la compréhension intuitive réciproque du sens de leur action, compréhension qu’elles vont s’efforcer de conduire rationnellement et méthodiquement pour atteindre une certaine objectivité, au-delà des décalages historiques et culturels.
Lorsque Dilthey définissait la compréhension comme « le processus par lequel nous connaissons un “intérieur” à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos sens », il l’attachait à un travail incontournable d’interprétation, solidaire de toute interaction. Ce travail d’interprétation a donné matière à un spectre très diversifié d’approches, parmi lesquelles on distingue notamment l’herméneutique classique, la phénoménologie, la psychanalyse, les théories de la réception et les multiples théories de l’action (approche wébérienne, interactionnisme symbolique, individualisme méthodologique,…). Cette pluralité persistante des approches compréhensives, en contraste avec le structuralisme et le comportementalisme, est probablement imputable à la diversité des sources de la pluralité interprétative.
Ces remarques initiales sont faites pour rappeler l’ampleur du problème et l’abondance des solutions envisagées. Un point surprend cependant : c’est la faiblesse relative des travaux empiriques consacrés aux sources et à l’interprétation de la pluralité interprétative. Si des bibliothèques entières sont vouées directement ou indirectement au traitement théorique de la question, en revanche on trouve peu d’études empiriques qui l’abordent frontalement, ce qui est une bonne raison de s’y intéresser.
La pluralité interprétative d’un même récit procède de nombreuses sources parmi lesquelles nous pouvons identifier les différenciations socioculturelles des interprètes, l’inégalité de leurs capacités cognitives (notamment d’abstraction et de métaphorisation), l’ampleur variable des connaissances et des expériences de vie, les différences de valeurs, les multiples façons possibles de classer les actions singulières décrites dans un texte, la diversité des focalisations concevables, la polysémie des signes et des symboles, le mélange et la mouvance des genres, la variété des fonctions du langage, etc. Toutes ces dimensions étant de plus fortement dépendantes de la singularité des cultures, on réalise rapidement la complexité vertigineuse du problème.
Ce module de formation doctorale s’intéressera à la pluralité interprétative ordinaire de lecteurs ordinaires, à ses sources et à son interprétation. Ceci ne doit pas être compris comme une critique des approches théoriques, mais plutôt comme un détour méthodologique nécessaire en vue d’articuler procédures interprétatives ordinaires et procédures savantes. Ce détour devrait permettre de dessiner les contours du monde auquel se réfèrent implicitement les diverses « ruptures » épistémologiques, méthodologiques, didactiques, etc. De la même manière que notre connaissance des pratiques et des croyances magico-religieuses communes a fait considérablement avancer notre connaissance du phénomène religieux, de même on peut espérer que l’étude des variations interprétatives communes saura nous offrir un accès privilégié à l’étude de la variabilité interprétative en sociologie et en littérature.
Programme
09h15 à 10h15
Conférencier : Jacques Leenhardt (EHESS)
De la pluralité interprétative des récits
Répondante: Esther Gonzalez (U. de Fribourg)
10h45 Pause
11h00 à 12h00
Conférencier: André Petitat (U. de Lausanne)
La pluralité interprétative ordinaire
Répondante: Nicole Ramognino (U. de Provence)
12h30 Repas
14h00 à 15h00
Conférencier: Pierre Verdrager
Comment faire de la sociologie de l’interprétation ?
Répondant: André Ducret (U. de Genève)
15h30 Pause
16h00 à 17h00 Présentations des étudiantEs
17h30 Fin du colloque
Intervenants
Jacques Leenhardt
De la pluralité interprétative des récits
Résumé. Face à un objet aussi protéiforme que la littérature fictionnelle, telle que cette dernière se développe dans les sociétés démocratiques depuis le XVIIIe siècle, le regard sociologique peut se poser diverses questions : à quoi correspond cette émergence, en termes de pratique d’écriture et en termes d’activité de lecture. Si on constate la mise en place d’une industrie du livre de fiction, comment aborder les effets imaginaires des activités qui lui sont liées. Je m’appuierai donc à la fois sur des considération touchant à la fonction sociale de l’imaginaire, dans la construction des identités individuelles et sur des recherches empiriques sur la lecture, pour comprendre le fonctionnement social des mécanismes de confrontation avec les univers fictionnels littéraires.
A lire :
Jacques Leenhardt, Herméneutique, lecture savante et sociologie de la lecture, in Temps et récit de Paul Ricoeur en débat, Collection Procope, Les Editions du Cerf, Paris 1990.
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Martine Burgos et Jacques Leenhardt, La Lecture, raison et passion européenne, in La Lecture d’Est en Ouest. Etudes et Recherches , Centre Georges Pompidou, BPI, Paris, I993.
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Notice biobibliographique. Jacques Leenhardt, philosophe et sociologue, Docteur en Sociologie, est Directeur d'Études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris, France), directeur de l’Équipe Fonctions Imaginaires et Sociales des Arts et des Littératures au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (E.H.E.S.S./CNRS).
Entre autres publications : Lecture politique du roman (1973), Lire la lecture (1982 et 1999), La force des mots. Le rôle des intellectuels (1982), Existe-t-il un lecteur européen ? (1989), Au Jardin des Malentendus. Le commerce franco-allemand des idées (1990 et 1997), Les Amériques latines en France (1992), Dans les Jardins de Roberto Burle Marx (1994), Villette-Amazone. Manifeste pour l’environnement au XXIe siècle (1996), Michel Corajoud, paysagiste (2000), Érico Veríssimo. O romance da História (2001), Conscience du paysage. Le passant de Montreuil (2002) et Reinventar o Brasil. Gilberto Freyre entre história e ficção (2006).
André Petitat (U. de Lausanne)
La pluralité interprétative ordinaire
Résumé. La pluralité interprétative peut être saisie à différents niveaux. En premier lieu, l'interprétation établit un lien généralisant entre le monde de la fiction et d'autres mondes : le monde réel, le monde du mensonge, le monde religieux, etc. La pluralité des mondes constituerait donc la toile de fond de la pluralité interprétative. D'où un retour suggéré sur les travaux de James, Schütz et Goffman. En deuxième lieu, les formes que prend l’interprétation (recommandation, illustration, thèmatisation, jugement) semblent autant de manières de prendre en compte les virtualités de l’action et l’incertitude qui les accompagne. Vient enfin le niveau sémantique, le plus manifeste. A ce niveau, les deux leviers essentiels de la pluralisation interprétative ordinaire semblent résider dans les variations de focalisation sur les diverses parties du texte et les variations de catégorisation de ses composants singuliers (acteurs, actions, événements, choses). Une recherche portant sur la pluralité interprétative ordinaire d'un conte de tradition orale vient appuyer ces perspectives.
A lire :
André Petitat, Fiction, pluralité des mondes et interprétation, A Contrario, 2006, 4, 2, pp. 85-107.
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Notice biobibliographique. André Petitat est actuellement professeur ordinaire à l’Université de Lausanne (Suisse), à la Faculté des sciences sociales et politiques. Il a enseigné aux universités de Montréal, du Québec à Montréal et de Toulouse Le-Mirail. Il a publié notamment Production de l’école et production de la société (Droz, 1982), Les infirmières, de la vocation à la profession (Boréal,1989), Secret et formes sociales (PUF, 1998), Secret et lien social (L’Harmattan, 2000), Contes : le singulier et l’universel (Payot, 2002). Il s’intéresse maintenant à la genèse des compétences sociales chez l’enfant, surtout aux compétences narratives et interprétatives.
Pierre Verdrager
Comment faire de la sociologie de l’interprétation ?
Résumé. La critique de presse fournit un terrain privilégié pour qui veut prendre pour objet l’exercice du jugement en prise sur un objet littéraire ou artistique. Son caractère « préconstruit » fournit, paradoxalement, la mesure de son intérêt. Comment les critiques s’y prennent-ils pour élaborer leur jugement et quelles sont les contraintes d’interprétation qui pèsent sur celui-ci ? De quoi les auteurs eux-mêmes doivent-ils être les interprètes et pourquoi ceux-ci ont-ils si souvent le sentiment d’être mal interprétés ? Comment le sociologue doit-il parler de la pluralité des interprétations et du contrôle des interprétations opéré par les auteurs ? On tentera de répondre à ces questions à partir du cas de la réception de Nathalie Sarraute par la presse.
A lire :
- Le Sens critique, Paris, L’Harmattan, 2001.
- «Critiques et cinéastes à l’épreuve des gens ordinaires sur Internet », Sociologie de l’art, n° 4, « La question de la critique. 2 », 2003, p. 11-39.
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Notice biobibliographique. Pierre Verdrager, sociologue. En 1999, il a soutenu une thèse de sociologie de la littérature consacrée à la réception de la littérature par la presse. Cette étude a paru sous une forme condensée et remaniée en 2001 sous le titre Le Sens critique (Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales »). En 2003, en collaboration avec Nathalie Heinich, il a travaillé sur la reconnaissance en sciences au travers du cas des prix scientifiques. Il vient de publier au début de cette année L’Homosexualité dans tous ses états aux Empêcheurs de penser en rond, ouvrage de sociologie qui prend appui sur une série d’entretiens qualitatifs visant à approfondir la problématique de l’identité homosexuelle.
Pour en savoir plus : http://verdrager.free.fr.
Repondants
André Ducret
A lire :
Recension de : Verdrager Pierre, Le Sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, Paris, L’Harmattan, 2001 in : Carnets de bord, 2, 2002, 87-89
Notice biobibliographique. Docteur en sociologie et titulaire d'une habilitation à diriger des recherches de l’Université de Grenoble, André Ducret est maître d’enseignement et de recherche au Département de sociologie de l’Université de Genève : ses domaines de spécialisation sont la sociologie des arts et de la culture, la sociologie du phénomène urbain ainsi que l’histoire de la pensée sociologique. Parmi ses récentes publications, on signalera le recueil intitulé L’art pour objet. Travaux de sociologie, Bruxelles, La Lettre volée, 2006 ainsi que, sous sa direction, le No 9-10 /2006 de la revue Sociologie de l’art sur le thème : « Questions de méthode ». Ses travaux portent aujourd’hui sur les usages de la photographie en sciences sociales ainsi que sur l’évolution de divers métiers à la frontière entre l’art et le design.
Esther González Martínez
A lire :
- González Martínez E. (2007), Flagrantes auditions. Echanges langagiers lors d'interactions judiciaires, Berne, Peter Lang.
- González Martínez E. (2006), "The Interweaving of Talk and Text in a French Criminal PreTrial Hearing", Research on Language and Social Interaction, 39(3), pp. 229-261.
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Notice biobibliographique. Esther González Martínez est professeure associée au Département des sciences de la société de l'Université de Fribourg. Elle est docteure en sciences sociales et sociologie de l'Université de Lausanne et de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris). Visiting Scholar au Département de sociologie de la Boston University (2003-2006), elle a également réalisé des séjours scientifiques aux universités de Cornell, Wisconsin-Madison et California-Los Angeles. Son domaine de spécialisation est l'étude d'interactions dans des milieux institutionnels, notamment judiciaires. Ses travaux mobilisent des approches qualitatives, principalement ethnométhodologiques, axées sur l'analyse d'enregistrements audiovisuels.
Nicole Ramognino
A lire:
- Ramognino, Nicole: "L’interprétation comme accomplissement social de l’échange littéraire"
ramognino_interpretation (120.3Ko, )
- Ramognino, Nicole: "L’échange symbolique au fondement des pratiques culturelles et artistique. L’observation du procès littéraire, un exemple de l’action orientée vers autrui"
ramognino_echange (116.9Ko, )
Notice biobibliographique. Professeur à l’Université de Provence Nicole Ramognino est professeur de sociologie à l'Université de Provence; elle assure la direction scientifique des recherches en Sociologie de la connaissance au sein du Laboratoire méditerranéen de sociologie. Ses récentes publications : La réception de Balzac aujourd’hui, Tome 1 Le procès littéraire ou l’ouverture de mondes possibles, Tome 2 Livre réel, livres possibles et monde commun, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Le français hier et aujourd’hui : Politiques de la langue et apprentissages scolaires, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 2005 (en collab. avec Pierre Vergès) ; Sociologie et cognition sociale, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 2005 (en collab. avec Pierre Vergès) ; Sociologie et normativité scientifique, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1999, (en collab. avec Gilles Houle).