Les modes d’existence des collectifs

Séminaire résidentiel

 

3, 4, 5 octobre 2007, l'Hostellerie LES CHEVREUILS,Vers-chez-les-Blancs, Lausanne (CH) 

Accès (2.4Ko, pdf)


 

Organisation : Laurence Kaufmann & Olivier Voirol, Institut de Sociologie des communications de masse, Université de Lausanne

 

Argument

 

Ce séminaire résidentiel propose une réflexion sur les modes d’existence et de constitution des collectifs. En prenant pour thème une des questions majeures non seulement de la sociologie mais aussi de la philosophie sociale et politique, il adopte volontairement une perspective « transversale » qui permet d’appréhender des phénomènes aussi divers que les publics médiatiques, l’action collective ou encore les institutions publiques.

La thématique de ce séminaire invite en outre les différent-e-s participant-es à revenir sur une problématique centrale pour les sciences sociales, ces dernières s’étant sans cesse interrogées, depuis leur origine, sur le statut des collectifs (nation, personne morale, syndicat, couple, armée, etc.). Du point de vue analytique, elles ont oscillé entre une conception nominaliste des collectifs, considérés comme étant réductibles aux personnes naturelles, dotées d’intentions et de croyances, qui les composent, et une conception réaliste qui reconnaît aux entités collectives un pouvoir d’agir similaire à celui des sujets individuels. Du point de vue empirique, elles ont tenté de rendre compte des implications, émancipatrices et/ou déstructurantes, du processus de modernisation en distinguant la « communauté » de la « société » (Tönnies), la « solidarité organique » de la « solidarité mécanique » (Durkheim) ou encore « la foule» du «public » (Tarde, Park).

Les réflexions analytiques et empiriques sur les différentes manières de « faire collectif » qui ont émaillé les sciences sociales au cours de leur période de constitution prennent un nouvel essor dans les débats actuels. Ainsi, les travaux sur l’espace public et les médias ont remis en question la coupure classique entre «le public», au sens noble d’acteur de la vie publique, et «l’audience», au sens d’un agrégat d’individus passifs qui n’auraient en commun que les attributions externes dont ils font l’objet. L’audience peut être l’indicateur quantitatif d’une communauté d’expérience qui, une fois redoublée par un sentiment d’appartenance, peut représenter dans l’espace de la délibération publique le versant civil de la citoyenneté politique (Livingstone, Pasquier, Dayan). En insistant sur le processus de publicisation qui permet aux individus de se produire en tant que membres provisoires d’un collectif, les recherches sur les publics médiatiques rejoignent les approches récentes de l’action collective.

Les réflexions sur l’événement et les problèmes publics mettent en effet l’accent sur les modalités pratiques et sémantiques de la constitution des causes et des acteurs collectifs que celles-ci font émerger sur la scène médiatique ou politique. La différence de nature entre les collectifs politiques et les publics médiatiques, généralement appréhendés comme des publics sans durée et sans mémoire dont l’engagement à éclipses ne peut être comparé avec la temporalité longue et la raison délibérative des collectifs politiques, devient ainsi une différence de degré (Cefaï, Pasquier): loin d’être des entités stables et objectives, ils sont les produits des activités de communication, de composition, d’exclusion, de revendication, de narration, d’admiration ou de déférence qui leur donnent forme et leur permettent de se régénérer ou au contraire de dépérir (Quéré, Cefaï & Trom).

Bien entendu, des différences importantes séparent les collectifs politiques et les publics médiatiques. Alors que les analyses des publics médiatiques, en raison des liens indirects et abstraits qui relient les individus qui les composent, tendent à suspendre leur existence en tant que collectif à un critère phénoménologique, en l’occurrence le fait de se sentir membre, les analyses de l’action collective insistent sur l’attention conjointe à des objets ou à des biens communs. Mais les unes comme les autres tendent à remplacer les collectifs a priori, fondés sur la similitude des conditions et la mêmeté des valeurs, qui ont jalonné la sociologie critique, par des collectifs a posteriori, trop diffus, multiformes, versatiles et hétérogènes dans leur composition pour former une totalité cohérente.

En se donnant pour objet la reconstruction étape par étape des procédures qui permettent à un ensemble d’individus de se transformer en un acteur collectif, les analyses sociologiques des publics médiatiques et de l’action collective se rapprochent des réflexions en termes d’intentionnalité collective qui prédominent dans la philosophie politique d’obédience analytique (Guilbert, Tuomela, Searle). Le pari de ces dernières consiste à inscrire dans un continuum analytique des collectifs de diverse grandeur, qui vont des micro-entités collectives élémentaires (ie. la promenade de deux personnes) aux grands groupes sociaux et politiques (i.e. le parlement, la nation). L’opérateur de «totalisation» qui permet, à tous les niveaux, de transformer une collection d’individus disparates en un acteur collectif est la notion transversale d’engagement, qui tend à se décliner à la première personne du singulier: c’est par le contrat implicite ou explicite qui sous-tend son entrée dans le collectif que l’agent accepte de lier son futur cours d’action aux décisions du groupe. Ces modèles partent donc du principe qu’il y a toujours dissociation entre l’individu en tant que personne privée et l’individu en tant que membre d’un collectif dont il endosserait provisoirement le point de vue, par adhésion volontaire ou vertu civique.

Ce nouveau regard analytique sur les collectifs a suscité une avancée remarquable, aussi bien au niveau du travail ethnographique de description des modes différentiels d’assemblage qu’au niveau théorique de la conceptualisation des collectifs. Cependant, l’accent mis sur les modes de constitution et d’existence des collectifs ne saurait éluder la dimension normative qui leur est indissolublement associée. En effet, la définition de ce qui peut et doit « faire collectif » dans la société démocratique n’est pas seulement au coeur de la pensée politique depuis deux siècles ; elle est également un des enjeux majeurs des débats politiques contemporains. Il faut donc distinguer deux niveaux de normativité, celui de la pensée politique et celui de la pratique politique.

Sur le plan de la pensée politique, il est classique de voir à l’œuvre deux traditions distinctes. La tradition libérale, tout d’abord, qui s’appuie sur une conception individualiste largement préoccupée par la défense des droits individuels et la limitation du domaine collectif (cf. la défense de la « liberté négative » chez Berlin ou les réflexions de Rawls sur la limitation des politiques de redistribution). La tradition « collectiviste », ensuite, qui postule que l’accent mis sur le seul sujet individuel est insuffisant tant qu’il n’a pas établi des critères susceptibles de définir ce que les membres d’une société ont ou devraient avoir en commun ; elle a développé, par contraste, une forte conception de « ce qui fait collectif » ou de ce qui doit relever de l’horizon commun.

L’opposition entre ces deux traditions se retrouve sur le plan de la normativité « en acte » de la pratique politique. Des définitions antagonistes de « ce qui devrait » - ou non - faire collectif, de ce qui est de l’ordre du bien commun, de l’intérêt public et de la liberté individuelle sous-tendent en effet les controverses récentes sur la privatisation des biens communs (internet), l’effritement des politiques publiques (assurances sociales) ou encore la place des particularismes identitaires, culturels ou religieux, dans l’espace public. Là où le courant libéral préconise des « prestations de service » individualisées qui remettent en question l’abstraction de l’égalité juridique dont le citoyen était le suppôt abstrait et interchangeable, le courant « collectiviste » tente de préserver la référence à l’intérêt général, le principe de la contribution au bien commun et le système de droits et d’obligations valables pour tous.

Ces débats sont d’autant plus marquants qu’ils s’inscrivent dans le cadre de mutations sociales profondes qui affectent les manières de «faire collectif» ou plutôt «de ne pas faire collectif». Plusieurs recherches montrent ainsi que les évolutions du capitalisme et les politiques « néo-libérales » engendrent un processus de dé-collectivisation ou de ré-individualisation dont le déclin des institutions publiques pourvoyeuses de biens et de services est une des expressions (Castel, Dubet). Alors que de nouveaux impératifs sont mobilisés, tels ceux de la responsabilité, de l’autonomie et de l’initiative individuelles, les groupes sociaux auparavant relativement stables semblent faire place à des formes d’association fluctuantes et éphémères qui peinent à se maintenir dans l’espace social et politique. La mise en visibilité du tissage hasardeux et mobile des associations écarte du champ politique les collectifs qui dépassent, certes, mais aussi protègent l’individu (organisations syndicales, droits et protections collectives). L’insistance sur la dimension incertaine et transitoire de l’association dérobe également de l’analyse sociologique les collectifs durables et opaques qui pèsent sur les actions et pensées individuelles (classes sociales, communautés culturelles).

De telles évolutions ne remettent-elles pas en cause l’inscription des groupes ou des individus dans un horizon normatif constitué tout à la fois de référents communs et d’abstractions juridiques ? L’engagement, toujours conditionnel, à l’égard d’un bien ou plutôt d’un bien jugé commun par un petit groupe d’individus, suffit-il à «faire collectif» ? Si oui, que deviennent les conditions que devrait satisfaire une association d’individus pour être reconnue comme un collectif digne de ce nom ? Quel est le prix, effectif et normatif, de la reconnaissance politique que doivent payer certains groupes ? Si ce prix est trop exigeant, le statut de collectif ne risque-t-il pas de se confondre avec celui de public politique, dissolvant ainsi la diversité des modes d’existence des collectifs ?

La réflexion sur le mode d’existence des collectifs invite ainsi à ouvrir le questionnement sur des terrains aussi divers que les publics médiatiques, les formes de l’action collective, le statut d’acteur ou de «patient» collectif, les controverses normatives sur la définition de « ce qui doit » relever de l’ordre du bien commun ou encore sur les processus d’effritement menaçant l’existence même des collectifs. L’objectif de ce séminaire résidentiel est de mettre à jour, en puisant aussi bien dans la sociologie de l’espace public et de l’action collective que dans la philosophie politique, la nature des opérations présidant à l’existence, à la constitution ou à la destruction des collectifs, et de clarifier les positionnements normatifs quant au statut du collectif.

 

PROGRAMME

Mercredi 3 octobre : Les différentes manières de «faire collectif»

13h30 : Accueil des participant-es

14h-14h30:  Ouverture par les organisateurs

14h30-15h30:  Emma Tieffenbach (UniGe) "Quand le boucher, le brasseur et le boulanger agissent ensemble : une façon (pas si) nouvelle de comprendre les relations commerciales"

15h30-16h15:  Discussion (modératrice : Fabienne Malbois - Unil)

16h15-16h45:  Pause

16h45h-17h4:  Joëlle Zask (Université de Provence) "Collectif ou commun ?"

17h45h-18h15:  Discussion (modératrice : Fabienne Malbois - Unil)

20h:  Repas à l’auberge

Jeudi 4 octobre : Expérience individuelle et action publique  

9h-10h:  Louis Quéré (CEMS, EHESS) "Quels genres de collectifs fait surgir une expérience publique d'événements"

10h-10h30:  Discussion (modératrice : Laurence Kaufmann - Unil)

10h30-11h30:  Dominique Cardon (SUSI, France Télécom) " La force des coopérations faibles. La constuction de forme collective dans le web relationnel"

11h30-12h00:  Discussion (modératrice : Laurence Kaufmann - Unil)

12h-14h:  Pause midi

14h-15h:  Dominique Pasquier (CEMS, EHESS) "Publics et hiérarchies culturelles: quelques questions sur les sociabilités silencieuses"

15h-15h30:  Discussion

15h30-19h30:  Présentation des projets de thèse des participant-es

20h:  Repas à l’auberge

Vendredi 5 octobre: Les degrés d’engagement collectif  

9h-10h:  Albert Piette (Université d’Amiens/GSPM,EHESS) "Etre dans une action collective"

10h-10h30:  Discussion (modérateur : Philippe Gonzalez - UniFr)

10h30-11h30: Matteo Gianni (UniGe) "Enjeux et défis du multiculturalisme et de l’intégration des minorités culturelles : les questions de la citoyenneté et de la politique de la reconnaissance à la lumière du cas des Musulmans en Europe"

11h30-12h00: Discussion (modérateur : Philippe Gonzalez - UniFr)

12h-14h:  Pause midi

14h-15h: Martin Hartman (Johann Wolfgang Goethe-University, Frankfurt, Germany) "What is a Climate of Trust?"

15h-15h30: Discussion (modérateur : Olivier Voirol - Unil/Institut für Sozialforschung, Francfort)

15h30-16h30: Nicolas Tavaglione (UniGe) "Le dilemme du soldat : retrait ou engagement dans le collectif" (philosophie morale)

16h30-17h: Discussion (modérateur : Olivier Voirol - Unil/Institut für Sozialforschung, Francfort)

17h-17h15: Conclusion du séminaire

 

Résumés des interventions et textes de référence

 

Dominique Cardon (SUSI, France Télécom): La force des coopérations faibles. La constuction de forme collective dans le web relationnel"

Il s’agira de se pencher sur la question des usages du web (dit web 2.0) et notamment de l'émergence de forme collective sur Wikipédia, MySpace, les blogs, etc.



 

 

Matteo Gianni (UniGe): Enjeux et défis du multiculturalisme et de l’intégration des minorités culturelles : les questions de la citoyenneté et de la politique de la reconnaissance à la lumière du cas des Musulmans en Europe

Le multiculturalisme constitue de nos jours l’un des défis les plus importants pour la légitimité, la stabilité et le fonctionnement des régimes démocratiques. Pourquoi ? Quels sont les enjeux empiriques et normatifs qui font du multiculturalisme un facteur impliquant la nécessité de ‘repenser’ les institutions démocratiques ainsi que les principes de justice les régissant ? L’objectif de cet enseignement est de tisser un cadre conceptuel permettant de saisir la portée des implications normatives et politiques soulevées par l’action publique en matière de minorités culturelles. Plus particulièrement, il s’agira de montrer en quelle mesure les catégories de la citoyenneté et de la reconnaissance constituent des éléments centraux dans le projet de penser (à la fois d’un point de vue théorique et politique) l’intégration des minorités culturelles. Pour ce faire, l’enseignement s’appuiera sur des illustrations et/ou analyses empiriques des enjeux marquants la ‘problématique’ la plus saillante du multiculturalisme en Europe, notamment la question de l’intégration des immigrés et des groupes musulmans.



 

 

Martin Hartman : What is a Climate of Trust?

In theories of trust is is often claimed that a 'climate of trust' is a precondition for individual acts of trust. However, what exactly is to be understood by a climate of trust is not often discussed. It is a metaphor, to be sure, that refers to some state a collective entity is in but what sort of state is this? In the first part of my presentation I will mention the contexts in which the topic of a climate of trust appears. The leading question will be: At what point does it seem necessary to introduce the notion of a climate of trust into the discussion of individual acts of trust? Annette Baier's contribution to the topic of trust will be at the center of my attention. In the second part I will discuss the plausibility of the notion of a climate of trust. I accept the need for introducing this notion into discussions of trust but I will reject individualist and instrumentalist readings of it. In the third part of my presentation I want to delineate my own interpretation of what a climate of trust might be. While adhering to some of the connotations of the climate-metaphor I will discuss in what sense what I call collective practices are preconditions for individual acts of trust.


 

 

Louis Quéré (CEMS, EHESS) : Quels genres de collectifs fait surgir une expérience publique d'événements ?

L'idée est de remédier au biais individualiste d'une herméneutique de l'événement (telle que celle développée par C. Romano). Une telle herméneutique rend bien compte du type d'expérience qu'occasionne la confrontation individuelle à un événement, ainsi que de son pouvoir de reconfiguration de l'identité personnelle. Je m'emploierai à montrer que la problématique de l'expérience publique permet d’éclairer certains processus importants de la constitution des collectifs.



 

 

Dominique Pasquier (CEMS, EHESS) : Publics et hiérarchies culturelles: quelques questions sur les /sociabilités silencieuses



 

 

Albert Piette (Université d’Amiens/GSPM,EHESS): «Etre dans une action collective»

Avec l’aide de données ethnographiques et de l’éclairage de l’anthropologie évolutionnaire, l’exposé consiste à penser le mode d’être humain en termes de minimalité et de reposité dont l’action dite collective constitue une expression privilégiée. Sur quels types d’éléments, de traces, de repères l’homme peut-il s’appuyer et se reposer dans une action collective ? Et surtout quelles sont les formes de repos qu’il peut se permettre dans le cours de l’action ? Par la réponse à ces questions, l’exposé insistera sur la dimension « allégée », « dégagée » ou « minimale » de la présence humaine dans une action collective, en la comparant avec d’autres modalités de présence chez des êtres non humains.



 

Nicolas Tavaglione (UniGe) : Le dilemme du soldat : retrait ou engagement dans le collectif



 

Emma Tieffenbach (UniGe): Quand le boucher, le brasseur et le boulanger agissent ensemble : une façon (pas si) nouvelle de comprendre les relations commerciales

Deux individus qui échangent leurs biens sur la place du marché sont portés à s’intéresser à leurs préférences respectives. Selon Adam Smith, cette curiosité est stratégiquement -- plutôt que moralement -- fondée. Elle ne dérive pas d’une bienveillance mutuelle mais de la capacité qu’ont les agents à saisir leur « intérêt bien entendu ». Dans une série d’articles, Robert Sugden défend une façon différente de comprendre les relations économiques. Il convient, d’après lui, de se représenter leurs deux protagonistes comme les deux chanteurs d’un duo, c’est-à-dire comme deux individus qui, au terme d'une raisonnement sembable à celui qu'effectuent les membres d'une équipe, auraient l’intention d’agir ensemble. Le but de mon intervention est de présenter et d’évaluer cette position.


 

Joëlle Zask (Université de Provence): Collectif ou commun ?

Il s'agit d'une réflexion sur ce qui différencie le collectif du commun. La thèse est la suivante : alors que « collectif » correspond à des relations d'identité, « commun » désigne un groupe dont la constitution et le fonctionnement supposent la pluralité. Cette approche est normative et transversale. Elle ne concerne spécifiquement aucun domaine. Toutes les manières qu'ont les hommes de former des liens entre eux, qu'il s'agisse de leur famille, de leur pays ou de leur travail, sont concernées. Pour appuyer le propos, on prendra des exemples dans le domaine des publics démocratiques et dans celui des publics de l'art.




Délai d'inscription: 18 septembre 2007