La sociologie pragmatique : bilans et perspectives

 

Séminaire résidentiel méthodologique

4 & 5 novembre 2010, Hôtel de La Tour d'Aï, Leysin

 

*Délai d'inscription: 10 octobre 2010*

 

Sous la responsabilité de :

Laurence Kaufmann, professeure ordinaire & Philippe Gonzalez, maître-assistant,  Laboratoire de Sociologie (LabSo), Université de Lausanne

 

L’objectif de ce séminaire résidentiel, qui réunit des chercheurs confirmés et des doctorant-e-s, est précisément de revenir sur ces différentes questions en tentant de clarifier les diverses postures pragmatiques, leurs implications méthodologiques ainsi que leur portée heuristique tout en prenant soin de les éclairer par des exemples de terrain.


Le programme du séminaire consiste en deux journées complètes qui comprennent la participation et la conférence de quatre chercheurs confirmés, Cyril Lemieux (Institut Marcel Mauss-EHESS, Paris), Alain Bovet (Institut Marcel Mauss-EHESS, Paris), Joan Stavo-Debauge (Laboratoire de sociologie, UNIL) et Marc Breviglieri (HETS, Genève), ainsi que la présentation de projets de doctorat qui soient, dans la mesure du possible, en lien avec la problématique du séminaire.

Programme

 

Jeudi 4 novembre

Modératrice: Fabienne Malbois

9h00-9h45Accueil des participant-es
9h45-10h30Introduction par les organisateurs
10h30-11h15

Cyril Lemieux (Institut Marcel Mauss, EHESS)
"L'analyse grammaticale de l'action: fondements et enjeux"

11h15-12hDiscussion
12h-13h30Pause midi
13h30-14h30Joan Stavo-Debauge (Laboratoire de sociologie, UNIL)
"L'hospitalité: grammaire, modèles et capacités"
14h30-15h00Discussion
15h20-17h00

Présentation des projets de thèse des participant-e-s:

Laura Ferilli (UNIL)
Julia Hedström (UNIFR)
Tatiana Hernandez (UNIGE)
Krzysztof Skuza (UNIL)
Pascal Viot (EPFL)

17h30-19h30Activité collective
20h00Repas à l'auberge

 

Vendredi 5 novembre

Modérateur: Laurent Cordonier

9h00-9h45Marc Breviglieri (HETS Genève)
"L'espace touchant du monde. Ce que voit et ne voit pas la sociologie pragmatique"
9h45-10h30Discussion
10h30-12h30Workshop "le geste pragmatique"

12h30-14h00

Pause midi
14h00-14h45Alain Bovet (Institut Marcel Mauss, EHESS)
"Comment rendre compte de l'action dans la télé-réalité? Le cas de l'émission Nouvelle Star"
14h45-15h30Discussion
15h30-16h00Table ronde conclusive
Textes de soutien

Alain Bovet:  texte n°1  /  texte n°2

Marc Breviglieri: texte n°1  /  texte n°2

Joan Stavo-Debauge: texte n°1 / texte n°2

Cyril Lemieux: texte n°1  /  texte n°2

Bio-bibliographie des intervenants

Alain Bovet
Alain Bovet est chercheur postdoctoral, membre associé de l'Institut Marcel Mauss (CEMS, EHESS) et chargé d'enseignement à l'Université de Fribourg. Ses travaux portent sur la sociologie des médias et de l'espace public, à partir d'une approche inspirée par le pragmatisme, l'ethnométhodologie et l'analyse énonciative développée par Jean Widmer (UNIFR). Sa thèse de doctorat, La mise en question du génie génétique dans l’espace public suisse, s'intéressait à la façon dont des problèmes publics, en particulier des controverses sociotechniques (biotechnologies), étaient appréhendés, cadrés et débattus sur la scène d'apparition que constituent les médias. Cette scène, comme lieu où le collectif politique se donne une représentation de lui-même, a également fait l'objet des travaux ultérieurs d'Alain Bovet, que ce soit l'enjeu du plurilinguisme et des langues nationales helvétiques, ou ses recherches plus récentes sur La Nouvelle Star.

•    Widmer, Jean. 2009. Discours et cognition sociale. Une approche sociologique. Paris : Éditions des archives contemporaines (avec Dunya Acklin Muji, Esther González Martínez, Philippe Gonzalez, Julia Hedstroem, Louis Quéré, Cédric Terzi, Vania Widmer).
•    Bovet, Alain. 2009. « Configuring a Television Debate: Categorisation, Questions and Answers » in Fitzgerald R., Housley W. (eds), Media, Policy and Interaction. Aldershot : Ashgate, 27-48.
•    Bovet, Alain. 2007. Donner à voir le débat politique. Le montage en direct d’un débat télévisé. Bulletin suisse de linguistique appliquée 85, 181-202.
•    Bovet, Alain. 2006. La constitution du public dans la démocratie semi-directe. Le cas de l’initiative populaire « pour une procréation respectant la dignité humaine ». Mots. Les langages du politique 81, 35-48.


Marc Breviglieri
Marc Breviglieri est Professeur à la HETS-Genève et membre de l'Institut Marcel Mauss  (GSPM, EHESS). Prolongeant le mouvement esquissé dans une thèse consacrée L'usage et l'habiter (1999), le sociologue poursuivra ses investigations ethnographiques sur les enjeux relatifs à l'habiter, à l'accueil et à l'appartenance, dans le fil d'une sociologie de la proximité. Une telle approche donne l'occasion à Marc Breviglieri d'accéder à l’usage de la ville et de ses équipements techniques, les compétences de "proximité" développées par les travailleurs sociaux, ainsi que les cohabitations et modes de vie "communautaires", dont le milieu squat de la ville de Genève. Parallèlement, il organise un réseau de recherche réunissant divers chercheurs du Maghreb et de l’Europe du Sud sur le thème de la fragilité politique des jeunes. Ce qui le conduit à codiriger un ouvrage sur les Adolescences méditerranéennes (2007). Sa participation à la codirection d'un ouvrage consacré à la réception de travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Compétences critiques et sens de la justice (2009), s'inscrit dans sa réflexion et sa contribution à la sociologie pragmatique.

•    Breviglieri, Marc, Claudette Lafaye & Danny Trom (éds). 2009. Compétences critiques et sens de justice. Paris : Economica.
•    Breviglieri, Marc. 2008. « Les habitations d’un genre nouveau. Le squat urbain et la possibilité du « conflit négocié » sur la qualité de vie » in Pattaroni, L., Rabinovich, A., Kaufmann, V. (éds), Habitat en devenir. Lausanne : Presses Polytechniques et Universitaires Romandes.
•    Breviglieri, Marc. 2008. « Archéologie normative de la notion d’adolescence. Un parcours méditerranéen » in Melliti, I., Mahfoud, D., Ben Amor, R. & Ben Fredj, S. (éds), Jeunes, dynamiques identitaires et frontières culturelles. Tunis : UNICEF, 55-62.
•    Breviglieri, Marc. 2008. « Penser la dignité sans parler le langage de la capacité à agir », in Payet, J.-P., Battegay, A., La reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-anthropologiques. Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 83-92.


Joan Stavo-Debauge
Chercheur au laboratoire de sociologie (UNIL) et membre associé de l'Institut Marcel Mauss (GSPM, EHESS), Joan Stavo-Debauge s'est efforcé d'élucider, au moyen d'enquêtes ethnographiques et d'arguments épistémologiques sur les statistiques, mais également de réflexions empruntant au droit et à la philosophie politique, les épreuves rencontrées par l'étranger dans son accès à la communauté, cette communauté allant des formes locales de cohabitation jusqu'à des entités politiques lourdement équipées en termes de droits, de statistiques, de politiques publiques, etc. Une telle investigation a débouché sur la formulation d'une sociologie – se voulant à la fois pragmatique et générale – de l'hospitalité et qui a donné lieu à une thèse : Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance. Actuellement, Joan Stavo-Debauge enquête sur les épreuves que les mobilisations de la droite chrétienne font subir aux espaces démocratiques.

•    Paperman, Patricia & Joan Stavo-Debauge. 2010. « Alfred Schütz : situations de crise et réalités multiples dans “le monde de la vie de tous les jours” » in D. Chabaud-Rychter, V. Descoutures, A.-M. Devreux & E. Varikas (éds) Questions de genre aux sciences sociales normâles, Paris, La Découverte.
•    Stavo-Debauge, Joan. 2010. « Dé-figurer la communauté ? Hantises et impasses de la pensée (politique) de J.-L. Nancy », in L. Kaufmann & D. Trom (éds), Qu’est-ce qu’un collectif politique ? (Raisons pratiques 20). Paris : Editions de l’EHESS.
•    Cantelli, Fabrizio, Marta Roca i Escoda, Luca Pattaroni & Joan Stavo-Debauge (éds). 2009. Sensibilités pragmatiques. Enquêter sur l’action publique. Bruxelles : Peter-Lang.
•    Stavo-Debauge, Joan. 2007). L’invisibilité du tort et le tort de l’invisibilité. L’embarras des sciences sociales françaises devant la « question raciale » et la « diversité ethnique ». Espacestemps.net. (http://www.espacestemps.net/document2233.html)


Cyril Lemieux
Cyril Lemieux est Maître de conférences à l'EHESS et membre de l'Institut Marcel Mauss (GSPM). Il mène conjointement des investigations théoriques et empiriques. Son récent ouvrage, Le devoir et la grâce (2009), est une réflexion théorique visant à démontrer la pertinence d'une démarche pragmatique en sciences sociales. Quant à Mauvaise presse (2001), un précédent ouvrage où le sociologue se livrait à une investigation empirique du travail journalistique et de ses critiques, il permettait de réfléchir à des questions relevant de l'éthique des médias et du fonctionnement d'un espace public démocratique. Ce souci du journalisme, de la chose publique et de l'importance de la vulgarisation dans la formation de l'opinion publique est une constante chez Cyril Lemieux qui vient de publier un recueil des chroniques hebdomadaires qu'il donna sur France-Culture entre 2007 et 2009, La sociologie sur le vif (2010).

•    Lemieux, Cyril. 2010. La sociologie sur le vif. Paris : Presses de l'École des mines.
•    Lemieux, Cyril. 2009. Le devoir et la grâce. Paris : Économica.
•    Lemieux, Cyril & Damien de Blic. 2005b. Le scandale comme épreuve. Elément de sociologie pragmatique. Politix 71, 9-38.
•    Lemieux, Cyril. 2000. Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques. Paris : Métailié.


Argument

 

Le tournant pragmatique


Ce séminaire résidentiel se propose de revenir sur les apports récents du « tournant pragmatique » en sociologie, ainsi que sur les nouveaux modes de problématisation et d’enquête qu’il permet de déployer dans des terrains aussi divers que les controverses scientifiques, les traitements médiatiques, les expériences religieuses, le travail social, les catégories statistiques ou encore les procès judiciaires. Par-delà leurs différends et leurs différences, les sociologies susceptibles d’être qualifiées de pragmatiques se caractérisent par le même déplacement : il s’agit non pas de partir de l’individu ou de la structure sociale afin de voir, dans un deuxième temps, la manière dont ils pourraient bien s’articuler, se confondre ou s’absorber, mais de partir de l’action elle-même afin de déployer la manière dont le social s’accomplit pratiquement, via les activités d’ajustement, de coordination et de justification qui permettent aux agents ordinaires de produire et de maintenir un monde commun.
À la confluence de plusieurs apports (phénoménologie, sémiotique, ethnométhodologie, philosophie du langage ordinaire, pragmatisme), les sociologies pragmatiques convergent dans le souci de restituer aux acteurs leurs capacités à agir tout en évitant de retomber dans une forme de subjectivisme ou d’individualisme. En effet, loin d’être personnels ou subjectifs, les ressorts de l’activité située sont d’emblée communs, puisant dans le savoir-faire principiel, générique, qui accompagne le statut de membre ordinaire de la communauté – une communauté dont l’horizon est indéfiniment extensible puisqu’elle fait fond sur une présomption de commune humanité. À l’encontre d’une conception sociologisante et a priori distributive et distribuée des capacités – et donc des troubles ou des fautes que leur absence est susceptible d’engendrer –, la sociologie pragmatique est sous-tendue par une « anthropologie capacitaire » qui met en évidence la pluralité des modes d’engagement et l’éventail des compétences qui caractérisent, en puissance, tout être humain (Genard & Cantelli). Dans une optique pragmatique, les êtres humains n’ont d’ailleurs pas le monopole de l’agentivité. Les non-humains, que ce soit des éléments de l’environnement naturel, des artefacts techniques ou des institutions sociales, « font» et « font faire » en encapsulant et en organisant des informations, en guidant l’attention, bref en orientant l’action de leurs usagers potentiels (Latour; Hutchins, Linhardt).
Reprenant à son compte les avancées de la philosophie du langage ordinaire et de la linguistique, la sociologie pragmatique aborde le langage non seulement comme une médiation fondamentale de l’agir, mais également comme une activité proprement constituante. En configurant la saisie d’un événement, en imposant à ses destinataires un système de places et de catégorisations implicites, en sélectionnant  certains éléments pertinents au détriment d’autres, bref en déployant un univers de sens et une manière  spécifique de se rapporter les uns aux autres, le langage comporte en effet une efficacité propre (Véron,  Widmer, Terzi). Mais une telle efficacité performative, loin d’être immuable, demeure partiellement  indéterminée et conditionnelle ; elle ne peut être conquise qu’en situation, par le biais des validations collectives et des modes de réappropriation dont tout acte d’énonciation est susceptible de faire l’objet. Dès lors, loin de se centrer sur un individu désincarné ou une structure en surplomb, la sociologie pragmatique se centre sur l’action située et sur la manière dont les personnes entrent en interaction avec autrui, disposent des équipements, matériels, linguistiques et symboliques, de leur environnement, négocient leur engagement dans la situation, et s’ajustent aux circonstances. L’action dépend ainsi du type de dispositif ou d’agencement qui permet aux personnes de repérer l’éventail des possibilités d’action qui sont appropriées à telle ou telle situation, ainsi que les formes d’engagement que celle-ci exige. La situation, toutefois, n’est jamais déterminée ou déterminante ; elle dessine des probabilités d’accomplissement, des possibilités d’action et des qualifications probables. L’improvisation, les révisions, la créativité propre à la praxis ne sont donc pas seulement possibles ; elles sont nécessaires au processus réciproque de validation qui permet aux individus de découvrir en commun la bonne manière d’agir – une bonne manière d’agir qui relève à la fois d’un savoir-faire pratique (comment accomplir telle ou telle action), d’un standard de correction (comment accomplir correctement telle ou telle action) et d’un devoir-faire moral (cette action doit être accomplie dans cette situation) qui se manifestent dans les actions et les engagements situés et qui sont donc, en tant que tels, publiquement observables et descriptibles (Garfinkel, Coulter).
Afin précisément d’observer au plus près la manière dont l’agir est « en train de se faire », la sociologie pragmatique s’interdit de postuler a priori des entités ou des catégories collectives. Ces dernières n’existent qu’à travers leur instanciation pragmatique dans des catégorisations situées, des revendications de statuts ou des attributions de qualifications. Dans un mouvement qui se veut d’abord et avant tout descriptif, le sociologue pragmaticien ne peut se réclamer ni de la réalité d’un ordre structurel ou catégoriel exogène, ni d’un critère scientifique extrinsèque pour interpréter une situation. Il doit se contenter de montrer, au sens de faire voir, les ressources normatives et interprétatives endogènes qui ont été effectivement mobilisées par les acteurs eux-mêmes. Loin de rompre, comme le préconisent les partisans de la rupture épistémologique, avec les procédures ordinaires, que ce soit celles, à grande échelle, qui caractérisent l’enquête sociale visant la résolution d’un problème commun ou celles, à petite
échelle, qui caractérisent les micro-enquêtes que constitue finalement toute action, l’enquête scientifique les prolonge et les systématise (Boltanski & Thévenot, Quéré, Lemieux). Parmi ces procédures ordinaires, le processus de publicisation qui permet de passer « du régime de la familiarité » et de la proximité « au régime de la justification » (Thévenot, Breviglieri), du mode fiduciaire au mode d’enquête (Quéré) ou encore du registre de l’amour ou de l’agapé au registre de la dénonciation et de la critique (Boltanksi), a particulièrement retenu l’attention des sociologies pragmatiques. Un tel processus, qui peut être aussi bien émancipateur que tyrannique, implique nécessairement un procès de montée en généralité qui modifie les qualifications des personnes et permet la composition graduelle des « choses publiques » (Thévenot, Stavo-Debauge, Trom).


Désaccords pragmatiques


Entre grammaire et phénoménologie
Si l’ensemble de ces gestes pragmatiques se retrouve dans tous les courants de la sociologie pragmatique, il ne faudrait pas pour autant négliger ce qui les sépare. Pour les approches inspirées par Mead, Dewey et l’ethnométhodologie (Barthélémy, Quéré), l’entreprise pragmatique vise à déployer le savoir de sens commun et les attentes normatives qui donnent forme à l’expérience située et aux accomplissements pratiques sans pour autant prendre la forme intellectuelle et explicite de règles ou de maximes. Dans une telle perspective, il n’est pas possible d’énumérer des règles, des principes ou des procédures a priori connus ou connaissables, encore moins de les systématiser dans des grammaires préétablies. La façon correcte, appropriée d’agir est toujours découverte en commun et a posteriori. En revanche, pour les différentes déclinaisons du modèle « des économies de la grandeur », l’entreprise pragmatique prend la forme d’une « enquête grammaticale » sur les formes possibles de l’action et de la justification qui sont disponibles dans tel ou tel type de situation Boltanski, Thévenot, Breviglieri, Stavo- Debauge, Lemieux). Si les repères cognitifs et moraux de l’action, tout à la fois possibilisants et contraignants, peuvent être formalisés sous un mode grammatical, c’est que les divers régimes d’action sont constitués par des principes, des valeurs de référence, des « ordres de grandeurs » qui fournissent des critères de correction, d’évaluation et de qualification, qui définissent les biens communs en jeu, et qui permettent la clôture de ce qui est envisageable ou non dans la situation. Ainsi, la dénonciation d’un scandale politique implique grammaticalement un sentiment d’indignation et le recours à un régime de justice dans lequel il y a nécessairement une victime et un coupable ; de même, l’intérêt égoïste est une valeur qui s’inscrit parfaitement dans la grammaire de l’échange économique mais ne peut être convoquée, sans que cela ne soit considéré comme une faute grammaticale, dans une relation amoureuse. Le statut épistémologique (e.g. descriptif ou normatif ?) et ontologique (e.g. universel ou sociohistorique ?) de ces grammaires reste toutefois à préciser.


Si ces différentes sociologies pragmatiques diffèrent quant au statut grammatical ou a-grammatical de l’agir, elles diffèrent également quant au type de phénoménologie qu’elles mettent en évidence. La sociologie de la justification, en insistant sur l’incertitude primitive et le doute mutuel quant à la possibilité même de l’accord et en se focalisant sur les situations problématiques qui émergent lorsque la coordination ne coule plus de source, insiste sur la phénoménologie de l’éprouvé, au double sens de ressentir et de passer une épreuve. En revanche, la sociologie praxéologique, elle, insiste sur la confiance procédurale qui assure, sous un mode intuitif, informulé et routinier, l’intelligibilité et l’accountability des cours d’action (Garfinkel, Dulong, Quéré). Par-delà leurs divergences, c’est donc à un véritable questionnement phénoménologique que nous invitent les sociologies pragmatiques. Peut-on faire de la posture inquiète, critique, voire sceptique, quant aux évidences phénoménales du monde ordinaire, le ressort de l’expérience ordinaire du monde social? Comment peut-on articuler la phénoménologie en Nous qui caractérise l’expérience commune ou censée être commune du monde social et la phénoménologie en Je qui sous-tend son appropriation singulière par les individus ?


Le rapport au langage
Une fois le langage doté d’une véritable effectivité, il n’est plus le lieu où s’exprime l’espace social, où l’ordre social trouve à se dire sur un mode symptomatique (Bourdieu), mais comme une action capable de reconfigurer l’organisation sociale. Cela étant, du quasi-structuralisme (Boltanski), qui confie à la « grammaire » le rôle d’espace de modélisation des possibles aux analyses de l’acteur-réseau, qui combinent la sémiotique greimassienne et l’ethnométhodologie (Latour), en passant par les approches énonciatives (Widmer) et ethnométhodologiques (Cicourel, Garfinkel, Sacks), le rapport au langage est loin de susciter le consensus parmi les différents courants pragmatiques. Ainsi, pour les approches pragmatiques inspirées de l’ethnométhodologie, il existe une discontinuité entre l’ordre discursif de la justification, qui recourt après coup à une sémantique de l’action pour produire des rationalisations et des « accounts » sur ce qui s’est vraiment passé, et l’ordre pratique de la « justification en acte » qui permet aux acteurs de la vie ordinaire de coordonner leurs interactions en dotant leurs actions d’une valeur de normalité qui les rend intelligibles et reconnaissables. En revanche, pour la sociologie pragmatique que déploient les « économies de la grandeur », la différence entre l’ordre de la justification et l’ordre de l’action n’est pas une différence de nature mais une différence de degré : il existe un véritable continuum entre les ressources normatives de l’agir, qui constituent un répertoire potentiel de raisons d’agir, implicitement actualisés ou « enactées » dans un cours d’action, et leur thématisation explicite lorsque survient un désaccord ou une dispute, entre d’une part l’activité de jugement qui permet de qualifier la situation ou de relancer l’enquête sur le bien-fondé d’un propos, l’adéquation d’une action ou la légitimité d’une représentation, et d’autre part l’activité de justification qui s’y substitue en cas de désaccord ou de discordance.
Loin d’être un point de détail, une telle différence est essentielle car elle permet de statuer sur la dimension grammaticale de l’action. En effet, si les activités de jugement, qui permettent de qualifier la situation, sont toujours prêtes à basculer dans des activités de justification, la montée en généralité d’une conduite particulière, qui permet de montrer que celle-ci n’est pas arbitraire mais qu’elle est bel et bien, au contraire, grammaticalement correcte, n’est que le prolongement des ressources endogènes de l’agir situé. En revanche, si le lien interne entre jugement, parole et action que les modèles de la qualification et de la justification présupposent est invalide, l’entreprise grammaticale ne peut plus prétendre rendre compte de la dynamique située de l’action. Elle ne peut que systématiser les répertoires argumentatifs dans lesquels les individus puisent lorsqu’ils sont engagés dans une controverse ou une dispute qui rompt avec la logique propre de l’agir.


L’enquête pragmatique et la possibilité de la critique
Toutes les sociologies pragmatiques insistent sur l’importance des procédures publiques qui permettent à un groupe d’individus de se constituer en une « communauté d’enquêteurs » aptes à transformer un problème, que ce soit une expérience douloureuse ou une discorde, en un objet d’investigation. Pour les uns comme pour les autres, la transformation d’un agir ou d’un subir situé en un agir public, d’un ensemble d’individus en un public, implique une montée en généralité et donc une transformation selon les règles bien précises de la publicité : elles passent par la médiation de l’argumentation, de la justification et même, pour John Dewey, par celle de l’expérimentation. En revanche, les types de collectifs et d’enquête que les sociologies pragmatiques mettent en exergue diffèrent par bien des aspects. En effet, pour les sociologies praxéologiques, c’est la métaphore de l’enquête scientifique qui prédomine.
Tout comme l’enquête scientifique vise l’exploration, la problématisation et l’observation, l’enquête sociale, notamment dans les sociétés particulièrement réflexives que sont les sociétés démocratiques, vise la formulation intellectuelle des problèmes à traiter, ainsi que l’identification des conditions qui les engendrent afin de mieux les canaliser et les contrôler (Dewey, Quéré). Pour les modèles de la justification, par contre, la vie publique, sinon la vie sociale dans son ensemble, est comparable à la scène d’un procès au cours duquel des acteurs, en situation d’incertitude, procèdent à des enquêtes, établissent des qualifications et se soumettent à des épreuves (Boltanski). L’enquête, quand elle revêt une forme judiciaire plutôt qu’une forme scientifique, se caractérise par un trait important. Alors que l’enquête scientifique s’abstient de préjuger à l’avance de la conclusion de l’enquête, qui doit se contenter de respecter les formes procédurales de l’association et de l’argumentation ainsi que la possibilité de la discussion et du dissensus, l’enquête judiciaire, quant à elle, se caractérise par la référence à un Tiers arbitre, qui a la charge de limiter les disputes en statuant sur la qualification correcte de la situation, généralement en invoquant des biens communs qui ont déjà fait leur preuve.
Mais dans un cas comme dans l’autre, l’enquête se tient à l’horizon d’une commune humanité, toujours atteignable via des procédures de montée en généralité successives. C’est bien cette présomption de commune humanité qui confère à la critique endogène dont les sociologues sont censés se faire les relais une puissance potentiellement universelle en exigeant de l’activité même de l’enquête, naïve ou savante, qu’elle soit au service de l’entente et du consentement mutuel entre semblables. Mais est-il possible de préserver une véritable position critique avec une telle présomption? En effet, le consensus universel qui constitue l’horizon ultime et fondamentalement moral de la critique comporte des exigences qui sont à la fois très faibles et très fortes. Des exigences très faibles, car un tel consensus se limite aux présupposés purement formels d’un universalisme « extra-maigre », basé sur la seule capacité de discuter et de se justifier, qui se heurte, dès qu’il est confronté à une situation concrète, aux désaccords et aux oppositions des intérêts particuliers (Descombes). Des exigences très fortes, car un tel universalisme préjuge que l’être humain fait naturellement de l’accord non seulement un moyen de maintenir la coopération collective, mais également et surtout une fin en soi. Une telle présomption quant à la visée universelle et universaliste de l’accord peine alors à répondre aux nombreux démentis sociaux et historiques qui lui ont été administrés, notamment lorsque les déaccords explosent et dégénérent en violence, sombrant dans un cynisme incivique qui se base sur la loi du plus fort pour faire passer les valeurs et les règles du hasard à la nécessité (Claverie).


La question politique
La centration pragmatique sur l’enquête et le processus de publicisation qui lui est inhérent tend à assimiler la politique à la compétence politique de montée en généralité, de critique et de publicisation qui suit ainsi un cheminement ascendant, celui qui va du familier au conventionnel, du commerce de proximité aux engagements en public. Aussi intéressante que soit cette conception « bottom-up », elle soulève plusieurs problèmes importants. D’une part, les notions de « collectif » et de « public » tendent à être assimilés ; le travail de mise en commun repose sur une modalité plus ou moins élargie de coordination, sur un mode plus ou extensif de prétention à la généralité et sur des manières plus ou moins publiques d’être une personne (Thévenot, Boltanski). Le collectif étant ainsi rabattu sur une qualité, une propriété des processus de jugement et des modes d’engagement, les collectifs en tant qu’actants, même imaginés, comme la nation, ne sont guère pris en considération alors qu’un tel processus constitue un des ressorts essentiels de l’art politique. De plus, en faisant de la mise en commun une relation toujours incertaine et fondamentalement dynamique de mise en commun qui n’est jamais achevée (Quéré), une telle conception tend à occulter la consistance voire l’inertie qui est propre au fait même d’appartenir à une communauté. D’autre part, l’acception privilégiée du qualificatif « public » est celle qui renvoie au « regard des autres » au sens littéral du terme, les liens de proximité et de familiarité étant considérés comme moins sociaux, moins collectifs, et donc plus authentiques, plus singuliers. En conceptualisant l’espace social selon des cercles concentriques qui vont du proche au lointain, des relations de face-à-face aux relations à distance, l’on risque à tort de postuler qu’une personne qui est seule ou dans une relation intime est soustraite à une dynamique collective. Or, le cheminement qui va du privé au public ne peut être confondu avec celui qui relie l’individuel au collectif ; il ne peut guère non plus prétendre épuiser ce que politique veut dire.